Pour son dossard on a recherché son nom, qu’il a annoncé avec un i comme Piccard. Madame X (son nom doit rester anonyme pour les besoins de l’enquête) lui a donné le 36 et un rendez-vous au quai des orfèvres, plus communément appelé « la buvette ». Le café noir et le jus d’orange y coulent à flot. On perd alors sa trace entre échauffement et installation de son camp de base. Selon toute évidence il a satisfait à un besoin naturel et dit bonjour à un nombre incalculable de personnes. Toutes étaient heureuses de le revoir sur une ligne de départ. Et c’était réciproque si l’on recoupe les témoignages et photos postées ce jour-là sur les réseaux sociaux. Large sourire, barbe du jour, mèche rebelle sous le bonnet, les lunettes penchées, rien ne le distinguait des autres larrons si ce n’est les traits marqués par une petite nuit, à moins que ce ne soit l’ombre du soleil en train de grimper à toute allure dans le ciel.Les écoutes téléphoniques n’ont rien donné mais tous ses compères attestent que les échanges verbaux tournaient autour de ses genoux et de son absence. Un scénario classique, le type avait perdu ses repères et pour éviter la déconvenue du résultat, il accusait un entraînement mené à la va vite et chargeait les pépins physiques chroniques pour se dédouaner. En cherchant un peu dans son passé on peut valider du mou dans le genou et le relier avec une sale histoire d’opération du ménisque dans les années 80, puis un cartilage explosé en plein vol en sautant sur une énorme bosse à Portillo au Chili. Ce n'était que les risques de son métier, mais à plus de 50 ans il en payait maintenant le prix fort. Pour son entraînement, la nuance était régulée par la douleur. Ne rien faire ne faisait pas mal mais ankylosait encore plus son articulation. Trop en faire conduisait à une surchauffe, le clouant au repos aussi sûrement qu’un vieux qui sent le mauvais arriver par ses rhumatismes !On sait aussi qu’il retrouvait à grand peine les prénoms de ses interlocuteurs, ce qui n’était pas nouveau. Il n’y a rien à chercher de ce côté-là mais cette absence de deux ans lui a sans doute permît d’être honnête en déclarant ouvertement ne pas reconnaître les gens. Entièrement dans son processus, il a abrégé ses tests de skis. Sûrement par flemmardise, car les conditions de neige ne pouvaient pas conduire vers un autre choix. Pas besoin d’être un membre du SWAT pour dire qu’il a encore douté de son geste et regretté jusqu’au dernier moment de devoir choisir. Le connaissant, il a eu peur de ne pas être capable d’aller au bout et son sentiment de ne plus être à sa place a commencé ici.
Il a d’abord pensé avoir raté le départ. Entendant une clameur et un attroupement sur l’esplanade, son sang ne fît qu’un tour. Saisissant sa paire de ski et ses bâtons, il se rapprocha d’un pas rapide mais naturel de l’enclos qui s’était libéré. Il allait partir après les autres, cela lui était déjà arrivé sans que cela nuise à son moral. Souvent dans ces cas-là, il avait accompli des remontadas incroyables. L’oreille en coin, il entendit alors le speaker qui annonçait que le départ femme pour les 30 kilomètres s’était bien passé. L’air de rien, à peine décontenancé, il fît demi-tour. Souvent il regardait le classement de la gente féminine mais de là à partir avec elle, il y a un pas qu’il se refusa à franchir.Fort de cette expérience, il patienta dans une tenue noire, dossard sur le dos et bracelet du condamné à la cheville. Il s’est ramené au pointage à peine 5 minutes avant le départ, une vieille habitude héritée du ski alpin pour échapper à la pression. Le contrôle n’était pas très strict mais plutôt que de monter aux premiers rangs, il a préféré rester dans une cour à sa mesure, celle des numéros d’incarcération allant jusqu’au 200. Il n’y connaissait pas grand monde. Il faut dire que sans lunettes, la vision de loin devenait très aléatoire, incapable de distinguer un Cantalou d’un Lozérien à plus de 20 mètres. La fanfaronnade et les plaisanteries dont il s’était fait une réputation sont restées sous silence, la vérification de son équipement lui a pris toute son énergie. Contrôle des chaussures et du serrage des lacets pour laisser assez d’espace sans avoir de fourmillement, idem pour le serrage de dragonnes. Vérification de la bonne hauteur de la fermeture éclair, de son maillot, de la propreté de son écran, du bon chaussage sans neige sous les souliers, de la position de la puce de chronométrage, du gant droit à droite, du gant gauche à gauche. Après vérification des toboggans et des portes opposées, il était prêt à décoller.Le palpitant bien haut, avec l’irrépressible envie de tout plaquer, il y a eu le petit laïus à propos des résistants de ce plateau qui ont préféré vivre libre et mourir en 44. Repris de justesse par la police du respect et de l’émotion, il a fini sa pensée d’un « purge ta peine, apprécie d’être là et tais-toi ». Après quelques mouvements visant à vérifier que les skis glissaient bien, après quelques assouplissements visant à vérifier qu’il n’était plus tout jeune, dans un silence quasi religieux, les secondes se sont décomptées.