En quelques petits jours d’automne, la routine s’installe. Elle commence au petit matin avec le bruit d’un premier chariot à roulette qui envahit le long couloir de 160 m. Aux environs de 6 heures, sous la porte un trait de lumière précède un discret toc toc toc. Le bonjour est bienveillant. Relevé de température à l’oreille, évaluation de la douleur de 1 à 10, distributions des médicaments, anti inflammatoire, protection de l’estomac et du foie. Pour l’anti douleur on s’arrêtera là, la morphine ne me veut pas que du bien. Pas de prise de sang aujourd’hui, c’est seulement les lundis.Sans se rendormir, la confortable cellule s’éclaire doucement et naturellement. Le versant nord y est avare de soleil, pourtant la fenêtre est restée entrouverte toute la nuit en ce caniculaire mois de septembre. On entend la route qui s’anime de moteurs travailleurs, de vitesses agricoles, et la forêt qui se retire. Contemplation du ciel au beau fixe, bruissement des feuilles encore vertes pour la saison. Elles refusent de tomber en plein été indien. Comme une palpitation, Hauteville dans l’Ain s’éveille de ses centres médicaux.Le deuxième chariot, c’est le petit déjeuner. On prépare en conciliabule le plateau. Jus de pomme, deux tartines de pains, beurre, confiture et du thé sans sucre. Pantagruel crierait famine, ce n’est pas mon cas. Voilà deux mois que je poursuis ce régime sans alcool, sans sucre, sans apéro, sans charcuteries, sans café, mais avec un semblant d’effort et un besoin de faire pénitence. Les taux de cholestérol et d’hyperglycémie en ligne de mire, dans cet environnement de rééducation fonctionnel, je ne suis pas là pour faire bombance. La poche de glace fondue est déposée sur le côté du lit, il faut alors placer les jambes sous la table. C’est un équilibre douloureux au réveil, mais au moins maintenant j’y arrive. Sans gaspillage, répartir et étaler équitablement les ingrédients sur le pain, mâcher doucement et prendre son temps, s’occuper de soi est un maitre mot. Le thé est rapidement froid. En bout de couloir, c’est logique.L’équipe suivante enlève le plateau soigneusement terminé sans qu’une miette n’ai été oubliée. Il est alors le moment d’enlever la bande de contention couleur chair autour de ce genou opéré. Il me réveille la nuit mais c’est lui qui me permet cette retraite salutaire, loin du monde, loin du travail. Si un jour je devais faire un burn out ou un ras le bol, opérez-moi de n’importe quoi et expédiez-moi en rééducation ! Pour protéger la cicatrice, un pansement étanche renouvelé tous les deux ou trois jours me permet d’aller à cloche pied sous une douche bien chaude. Linoléum gris au sol, jaune aux murs, la décoration spartiate sied parfaitement à l’essentiel de cet environnement.En prenant soin de ne pas toucher le mitigeur manuel hypersensible et qui rendrait facilement la douche brûlante ou glaciale, cette eau douce qui coule finit de me réveiller. Les échantillons de shampooing et de gel douche récoltés dans les hôtels se succèdent. Ils me rappellent de trop rares escapades depuis 10 ans, mais à raison d’un tube tous les 3 jours, il y a de quoi tenir un siège de trois semaines sans rationnement. Une immense raclette avec un manche en aluminium permet de sécher le sol en trois mouvements et surtout de ne pas glisser. Rasage tous les trois jours, lotion hydratante, déodorant pour le sport à venir. Les habits sont rangés. Il faut choisir une tenue de sport et l’enfiler avec plus ou moins de facilité, puis refaire le bandage en partant du pied et en tournant dans le bon sens pour que les kinés puissent le défaire facilement.9 heures, ce cocooning bien spécial se poursuit avec le moment des kinés. A moins cinq je quitte la chambre pour mon fauteuil roulant garé juste devant la porte. Son maniement est vite revenu en tête, comme le vélo, cela ne s’oublie pas. Marche avant, marche arrière, demi-tour dans ce couloir qui n’est pas si large que ça, direction l’ascenseur et descente au deuxième étage pour retrouver les salles de kinés. Pas de musique d’ambiance, on est plus proche du monte-charge que d’une cabine d’hôtel, pour autant ça fonctionne. deux étages plus bas, le trafic est dense mais pas bouché, chaque kiné ayant pris le soin de décaler les horaires d’embauches. Les béquilles, les pas hésitant ou claudiquant se faufilent jusqu’au lieu de travail dans un code de la route respectueux des validités, priorité au moins valide que soi. En quelque tours de roue il faut garer sa chariote et finir à pied ou en béquille les derniers mètres vers les tables de kinés. Accompagné d’un bonjour, on apprend à se reconnaitre. D’une articulation à l’autre, puis d’un visage à l’autre, les personnalités s’expriment et les histoires se racontent.Pompier, sportives professionnelles, bricoleur amateur, retraité, motard, agriculteur, commerçant, mère au foyer, chaque parcours qui mène jusqu’ici est forcément unique. D’abord compatissants puis épaté des progrès des autres, c’est une équipe solidaire qui joue dans ces cages de rééducation. Hanches, chevilles, genoux, épaules, s’échauffent, grincent, plient, de 9 heures à 11h 30. Les kinés plus ou moins attitrés organisent les exercices à répétition. D’un œil expert et intransigeant, ils et elles s’affairent autour de notre démarche, de notre équilibre et du moindre écart de facilité. On peut être en phase 1 (nouvel entrant, tout juste opéré), en phase 2 (rééducation poussée) ou en phase 3 (rééducation ré-athlétisation), mais on travaille ensemble pour montrer le chemin parcouru ou le but à atteindre.11h30, l’heure de prendre l’air dans le parc. Le fauteuil 4X4 roule correctement dans les graviers, ce soleil et la chaleur me ramène 40 ans en arrière. De mai à juillet 1983, le même parc, pratiquement le même parcours à l’exception du bâtiment de la piscine qui n’était pas encore né. J’étais ici, et je me sens tellement fier d’avoir réussi. Je me colle des écouteurs dans les oreilles quelques minutes, chaque jour Spotify et son intelligence artificielle vont me faire découvrir des trésors. Est-ce l’air du temps ou l’air de l’Ain, l’air de rien la tendance est à l’apaisement. Les titres sont tournés vers la pop underground anglaise, agrémentée d’un peu de nostalgie. La musique s’arrête, c’est l’instant magique, un rendez-vous avec une buse qui tourne au-dessus du bâtiment. Elle tournoie à cette heure, chasse, entraîne son petit ou se bagarre avec un oiseau d’une autre espèce, toujours est-il que chaque jour ça miaule et ça piaule à tout va. Sans perdre une miette de ce spectacle, on entend aussi les cloches des alentours sonner et les moteurs se mettre en chasse d’un déjeuner sur la route. Empruntant quelques pas dans l’herbe, il faut alors vite remonter à la chambre par un escalier dérobé sur l’arrière du bâtiment. 4 marches métalliques qui permettent de mesurer à chaque passage les progrès accomplis.Midi, c’est déjeuner. D’abord pris en chambre, il est bien plus agréable en commun, dans le réfectoire. Dans cette salle aux vitrages délavées, on est très proche d’une cuisine de collège, avec les traditionnels menus qui nous faisaient regretter les petits plats de maman à la maison. Mais quand tu as faim, tu manges. Alors on se dit que cette endive braisée délictueusement amère n’a pas beaucoup d’importance. Et puis ça bavarde et on rigole. Personne ne se plaint. Entre l’humour sur nos situations et les sujets d’actualités il y a toujours un bon jeu de mot à fournir. Après le dessert, un moment de repos. Devant la télé ou le nez littéralement (!) dans quelques pages de bouquins, la sieste arrive. 3 oeuvres vont subir le même sort.D’abord le livre évènement de cet été « Son odeur après la pluie » n’a pas fait plus de 4 jours. Juste le temps de quelques larmes parce que les souvenirs de notre chien Golan se sont mêlés à ceux d’Ubac. Juste le temps de me rappeler que je suis toujours incapable de prendre à nouveau un chien. Ensuite « Attaquer la terre et le soleil » durera une semaine. Cette écriture si particulière (pratiquement sans ponctuation) plonge dans la boue de la colonisation française en Algérie. Dans la tête de Séraphine, on voyage mal. Aux confins de la souffrance, de la sauvagerie et de l’absurde, il y a de quoi réfléchir différemment à ce sujet. Le troisième livre est une enquête qui me prendra deux semaines pour la mener à terme. « Voyage au bout d’un like » trace le parcours d’un simple pouce levé au cœur du monde supposé virtuel des réseaux sociaux. Désastres écologiques et gabegies énergétiques prouvent la matérialité du sujet. On découvre la dématérialisation sans pouvoir faire machine arrière, le numérique pour le meilleur et pour le pire.14 heures, la deuxième séance kiné débute souvent avec la trace de l’oreiller sur la joue. De nouveau exercices sont proposés, de plus en plus loufoques de plus en plus poussés, on va chercher des amplitudes et des muscles oubliés parfois depuis des décennies. En mémoire, ces gestes douloureusement interdits sont maintenant accessibles. On parle de douleurs fantômes et de cette zone encore « muette » où est installé ma prothèse. Pourtant, comme on monte un escalier, chaque jour est un progrès. Et c’est chez les autres qu’on le remarque le plus. La liste musicale s’affine, toute la salle est au diapason de la playliste de Jeremy qui inaugure son nouvel i phone mais qui plonge volontiers dans les vieux titres des années 80. C’est quand même un comble d’entendre ces titres qui sortaient à peine lorsque je suis venu ici en 83. Dépêche Mode, Police, Tears for Fears, je ne sais ce qu’il adviendra des musiques qui naissent aujourd’hui, mais celles de nos jeunesses ont très bien vieillies ! Toujours est-il que, quand vient l’heure de Maitre Gims, le fauteuil puis les béquilles sont remisées, il est 16 h et un tour du parc s’offre à moi !Sur ce chemin de rééducation, on se parle souvent tout seul. Au-delà du malaise quand quelqu’un vous entend, j’ai croisé des regards pleins d’espoirs, pour aller de l’avant, pour aller mieux. Dans ces allées, on y a aussi la chansonnette facile ! En essayant vaguement de cacher cette joie de vivre digne d’un bourdon tout guilleret, je trouve dans ces chemins des paroles qui vous rechargent les batteries et des morceaux de musique que je stocke fébrilement dans une play liste bien nommée « Inter Hauteville ». Elle me rappellera ces délicieux instants, j’espère. Depuis ces siestes sur le banc, j’ai vu passer la tondeuse des dizaines de fois. Elle disperse les taupinières dans un vacarme de poussière comme un chien se roule dans la boue. J’ai entendu ces tronçonneuses dans la montagne, tailler, couper, ébrancher et faire les pétroleuses parce qu’elles ne tiennent pas le ralenti. J’y ai vu quelques branches avec de tout petits oiseaux en balançoire, le vent qui retient son souffle et le jour décliner doucement.C’est aussi l’heure du soleil qui chauffe les os, des coups de fil pour tenir la boutique en télétravail. Fil rouge, fil d’Ariane, fil à la patte, ils sont l’unique lien qui me garde les pieds sur terre. Les décisions sont prises sans bruit autour, les appels sont choisis dans ce créneau horaire où la pensée vagabonde, mais pas trop loin. La liberté semble totale, mais avec un tel recul, comme tout semble si simple et si paisible, j’ai peur d’une trop grande légèreté. Il y a bien une partie de pétanque tout en haut. Si je veux.Vers 17h30 c’est le retour en chambre. Rituel d’une deuxième douche, des crèmes hydratantes, du pansement, du bandage, du froid, des questions pour un champion. Et la fenêtre reste toujours ouverte. Du moins entre ouverte. Par sécurité, un cordon d’une petite dizaine de centimètres maintient les deux vantaux très proches l’un de l’autre et nous permet seulement de respirer, d’humer l’extérieur, d’entendre. Cela permet aussi de poser ma plante sur la tablette. Les petites roses offertes pour mon anniversaire s’y épanouissent chaque jour un peu plus avec un petit verre d’eau versé quotidiennement dans la coupelle de plastique. C’est déjà l’heure des moteurs fatigués de la journée, des pneus fourbus qui remontent la pente, de la mobylette qui ramène son apprenti stagiaire jusqu’à ses parents. Une fois de plus, une question littérature m’empêche d’atteindre les 4 à la suite et je me reporte vers l’écriture et les réseaux sociaux pour combler ma déception. La page préfère souvent rester blanche et je respecte son choix. Manque de sujet, d’inspiration. Je ne sais pas si un jour cela reviendra, pour l’instant ce travail intellectuel ne m’est pas autorisé. Fort de mes lectures, inutiles non plus de s’épancher sur mon profil. Etre absent me convient bien.18h45, une deuxième ration de médicaments m’est distribuée en même temps que le départ pour le réfectoire et le repas du soir. On ressemble à une course de bras cassés sans enjeux. Les places sont déjà attribuées et pourtant chacun donne le meilleur de lui-même pour être à l’heure. Souvent le soleil se couche à ce moment-là, déclinant devant nos yeux ébahis et les double- vitrages poussiéreux, le plateau d’Hauteville dans toute sa splendeur d’automne. Dessous de plus ordinaires et classiques néons le repas est pris avec le même enthousiasme qu’à l’internat du collège. Soupe, plat de résistance, yaourt, les plateaux se vident à la vitesse de nos discussions, puis on se disperse vers nos chambres respectives. Avec nos démarches chaloupées, nos trajectoires faites de lignes droites brisées et nos vitesses d’escargots, on pourrait croire à un retour de soirée d’une équipe de supporter. La coupe du monde de Rugby nous scotche alors devant nos écrans de télé. De point de pénalité en essais, la soirée s’achève avec le passage de la tisane, toujours sans sucre pour être raccord.21h. La forêt reprend sa place, envahit la nuit de petits hululements et d’ombres pressées. Pendant qu’un semblant de fraîcheur me contraint à garder la couverture, dehors, le furtif devient une question de survie. La route derrière la haie de feuillus est quasiment déserte, les moteurs se sont endormis comme les cloches des villages, jusqu’à demain matin. Une autre vie reprend ses droits. Par la fenêtre, le halo d‘un réverbère se fait surpasser par celui d’une lune de plus en plus ronde. Depuis mon oreiller bien synthétique, le trait de lumière sous la porte témoigne d’une garde. En ronde, on me demande si j’ai besoin de quelque chose. Tout en pointillé les heures défilent, douleur ou insomnie, je suis incapable de répondre. D’ailleurs, peu importe, le temps passe à longueur de nuit sans m’inquiéter. Quand reviendra le chariot, je serai prêt pour une nouvelle journée.Un jour j’ai quitté tout ce petit monde, ce rythme monacal, régressif, protecteur.Tout au début, les pas sont hésitants. Descente des escaliers en crabe, montée des marches sur une jambe, prudence sur les dévers. S’assoir et se relever d’une chaise ne se font pas sans réfléchir. A chaque fois, trouver le meilleur moyen d’éviter la douleur. Elle, elle est toujours là. Différente et affaiblie, sous-jacente, elle me rattrape la nuit entre 3 et 4 heures du matin. Sans pouvoir me rendormir, la nuit devient banalement courte et fatigante. La pensée explore comme le faisceau d’une lampe de poche dans le noir et découvre à chaque minutes un nouveau problème. On est loin de la zénitude d’Hauteville.Au début, on se promet de garder le rythme. Exercices, programme à la lettre, Anne aurait été fière de moi. Seul contre le quotidien, j’ai rapidement capitulé. Chaque jour un peu moins. Raboté de tous côtés, un résumé a remplacé la longue liste de travail. Les circonstances ont été atténuantes avec le mariage, les bilans comptables, les mails par centaines, et les retards par milliers. Un tsunami de banalité a submergé ma bonne volonté. Ces circonstances exténuantes entrainent dans un jeu de dominos l’abandon des valeurs de ce régime qui m’avait porté jusque-là. Une régression diabétralement opposé, par un petit verre, du sucre, du gras. Je me déteste d’une si grande faiblesse.Au début on s’adapte. Le genou est prioritaire et tout tourne autour de lui. Retrouver la forme devient la seule valeur. Alors on accélère sur le vélo d’appart, on monte le curseur au rameur jusqu’au retour des premières transpirations, quitte à griller un peu les étapes. Le monotone si acceptable au centre de rééducation est ici une perte de temps. Toujours pressé, avec le sentiment de ne pas aller assez vite, par vases communicants, on s’engouffre dans le travail. La pertinence en moins. Là-bas, les deux ou trois problèmes par jour étaient traités avec recul et intelligence. Quand ils sont légion, le recul est celui d’un coup de fusil, l’intelligence devient de l’approximation.Il m’arrive parfois de regretter ce temps-là, de n’avoir rien à penser, d’avoir seulement un genou à panser. A l’extérieur et entièrement libre de mes mouvements, le sentiment d’être prisonnier est plus fort qu’entre les quatre murs de cet austère édifice. Maitre de mes articulations, à nouveau autonome, c’est le retour à la réalité qui nécessiterait un programme de rééducation. Il est difficile de maitriser la vie qui défile à toute vitesse quand on a vécu 4 semaines au ralenti. C’était il y a 3 mois et cette formidable décélération me manque déjà. En attendant de reprendre un régime sportif, sans perturbation nostalgique du style c’était mieux avant, je me suis enrichi d’un volet anti cyclothymique, je sais apprécier d’être en bonne santé.