« Grèves des hôpitaux, guerres, manifestations, Jourdan éteint. Sales cons. Il regarde autour de lui la ville dans la nuit, les silhouettes tranquilles des passants, ses bâtiments, ses éclairages, les voitures qu’il croise, les feux aux carrefours égrenant, imperturbables, leur code de couleurs, tout cet ordonnancement, ce décorum nocturne, opérationnel de la civilisation industrielle, et il se demande comment tout ça tient encore debout, tous ces réseaux, cette énergie, cet assemblage complexe, tant cela lui semble relever d’un château de carte auquel on en rajoute sans cesse une autre puis une autre en pariant sur la stabilité de l’ensemble. Il est persuadé, Jourdan, que ça va se casser la gueule, que les lumières s’éteindront, que les images saturant les écrans, les voix surgies du lointain n’arriveront plus nulle part, perdues dans d’infranchissables distances comme des oueds absorbés par le désert. Il ne sait pas quand, ni comment, mais il est sûr que cela se produira, chaos climatique, incendies géants, épidémies, les conjugaisons du pire sont déjà imprimées, leurs règles implacables connues de tous, au futur exclusivement. Temps barbare vers quoi on apprend encore à des enfants à marcher. ».L’inspecteur Labavure se voyait bien dans la peau de ce Jourdan, dans ce moment d’accalmie et de grâce, niché au milieu de ce polar bien noir d’Hervé le Corre « Traverser la nuit ». En tout cas, cette partie-là le fascinait. Il s’y reconnaissait dans chacun des mots, dans chacune des virgules, dans le rythme effréné de ses pensées qui caracolaient et rebondissaient vers un même gouffre sans avoir le temps de respirer derrière un point, derrière une certitude. Le commandant Jourdan avait lui le courage d’être désemparé et révolté par l’état du monde.
A vrai dire, en ce mois de juin, notre Colombo des bois ne faisait pas grand-chose et ne croulait pas vraiment devant l’écriture. Régulièrement planté devant une page blanche, par manque de patience et de revendications, il enchainait les petits boulots et les critiques faciles. Plus grave, largement hypnotisé par les conférences de Jean-Marc Jancovici qui le confortaient dans son mutisme à propos de la fin de notre civilisation consumériste, il plongeait régulièrement dans des addictions informatives du moment : guerre en Ukraine et réchauffement climatique. De BFMTV à Facebook, les algorithmes avaient fait leurs basses œuvres sélectives, rien ne semblait échapper à la vigilance orange de la grande toile. Glaciers qui s’effondrent, bombardements de civils, 43° à l’ombre, coupure de gaz, feux du nord au sud, pénurie de moutarde et de Bacari, l’eau ça mouille et le feu ça brule, définitivement le bon sens était aux avants postes ! Son fil d’actualité était arrivé à des extrêmes, lui demandant s’il vous plaît, de mettre moins d’eau dans le Pastis et de baisser la clim alors qu’en même temps, eux se faisaient un tour en jet privé. Il aurait bien fait la part des choses et tourné en dérision ces lapalissades mais ce filtre sépia qu’il était impossible de virer, recouvrait tout du sol au plafond, rendait toute action inutile. Le monde était pris par les couilles, et lui aussi.Désinvolte, il refaisait le film à l’envers et s’ennuyait ferme. Coup de bol pour son activité cérébrale, il était retombé sur l’histoire d’un « cold case ». D’une vision apathique, le titre avait éveillé sa curiosité comme une tâche de cataracte dans l’œil. Lancé telle une énigme, il n’y avait que trois petites crottes au sommet d’une page vierge : Chimère aux Glières. En le relisant plusieurs fois à haute voix, pensif, il se souvint vaguement d’un nouveau chapitre à écrire mais abandonné dans le feu de l’action. Et puis la mémoire qui s’échappe vers d’autres affaires jusqu’à l’oubli dans les faits de l’hiver. La principale raison venait surtout de l’envie de ne plus emmerder les gens avec ses conneries à deux balles. Bien des fois il s’en était voulu de faire languir les lecteurs pendant de longs chapitres, tout ça pour révéler des mini secrets qui n'en étaient pas. Des détracteurs s’énervaient aussi de sa longueur de prose, il lui avait été raconté que des gens se réfugiaient aux toilettes pour avoir le temps de le lire, mais pas besoin d’être expert au FBI pour savoir que d’autres ne lisaient pas. Toilettes ou pas, il avait peur de n’amuser plus personne.