Décrochage

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Décrochage

Cher Monsieur Piccard,

Il fallait s’y attendre, après avoir terminé sur une mauvaise note à l’étape du tour cycliste, les choses se sont gâtées pour votre fils. Au lendemain de cet « exploit », bien qu’il ait pris soin de son outil de travail en allant faire réparer le pneu de son vélo, il a séché les séances de récupérations et reporté au lendemain toute idée de décrassage. Dans les jours qui ont suivi, comme un enfant gâté il s’est prostré dans une attitude de défiance pour le sport en allant s’épancher sur les réseaux sociaux où il y défendait son statut de No Finisher, comme si c’était une qualité ! En une semaine à peine, devenu une légende de la mauvaise gestion de course, voir une référence en matière de procrastination (qui malheureusement pour lui n’est pas au programme), il a fait de gros trous dans son emploi du temps jusqu’à en oublier de retourner au sport. En une dizaine de jours, comme l’ambition ne revenait pas, il a aussi balancé tout son pseudo programme d’entraînement au placard et éparpillé ses affaires de sports aux quatre coins de son garage. Malgré de brèves apparitions sur de petites montées sèches dans des Kilomètres Verticaux improvisés où il se contente de trottiner vers ses lieux de « méditation », il a même totalement déserté les routes et le bitume, abandonné comme des chaussettes sales, ses pédales et ses cales pieds.

Deux semaines plus tard, dans une sorte de longue déchéance, alors que je m’octroyais moi même quelques exercices littéraires (à chacun ses petits défauts), je l’ai vu traîner avec délectation au salon du livre de Passy. Plus prompt à dévorer les petits fours et les bons mots que les cols cyclistes, il y magnait son stylo plus facilement que son guidon et semblait sur une bien mauvaise pente en signant autographe sur autographe. Au hasard de cette rencontre, il me confiait qu’après avoir épuisé sa réserve de Sneakers qu’il avait dégusté devant les films nuls de l’après-midi sur M6, et plutôt que de retourner bachoter sur ses leçons de ski roue, il avait préféré allumer son ordi. Juste avant de s’envoler pour une nouvelle dédicace au pied du Mont Blanc, sur le ton de la confidence il me disait être brouillé avec son vélo et avouait à demi-mot avoir été happé par l’écriture. Il trouvait la situation drôle et se complaisait allègrement dans ce je-m’en-foutisme littéraire. Je n’eus pas d’autres alternative que de le menacer d’une radiation dans les disciplines annexes où il excellait comme le sauna ou le hammam, mais entendez-bien qu’à cela il me répondît que dorénavant cela ne lui faisait ni chaud ni froid !

Malgré tout je le quittais dans l’espoir de le voir revenir sur les bancs des épreuves sportives pour entretenir son excellent niveau, mais malheureusement, La semaine suivante, un nouveau cap était franchi. Alors que ses camarades avaient tous repris le chemin du sport, je le vis dans le journal cette fois, en train de pavoiser au milieu d’une foule maigrelette en Maurienne pour une nouvelle dédicace ! En Maurienne ! Comment pouvait-il tomber si bas ?  Je vous le dis tout de go, je crois qu’il s’est rapproché d’un peu trop près des milieux intellectuels, il a pris la grosse tête et s’est attardé un peu trop longtemps sur sa pseudo notoriété en littérature. Ses virées très sages jusqu’à Paris ou en Maurienne me font dire qu’il préfère la vie de débauche dans les salons de littérature aux bienfaits d’une vie sportive. Tombé dans les bras d’un Moscato Show, ou bercé par les sirènes des rencontres avec le public il est rentré en pleine addiction sociale.

Après cet épisode, hélas, nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le 21 aout dernier la situation devenait grave. Dans un délire sonore et entouré de ses amis, il fêtait carrément dans l’allégresse son premier mois de sevrage de sport en chantant à tue-tête des refrains de rock n’roll, confirmant s’il le fallait une situation de décrochage évidente. J’ai surtout peur que ce lent processus ne se soit enclenché pour longtemps comme un programme d’autoflagellation. En effet, vous le savez mieux que moi, son égo et son statut social le poussent souvent aux extrêmes et je suis en droit de me demander s’il reviendra un jour vers une bonne pratique sportive.

Consultant régulièrement ses messages Facebook car je suis (des verbes suivre et être en même temps) cet élève à problème), il y colporte des aphorismes à deux sous et de longs messages pour sauver la planète. Plutôt que de reprendre les joies de l’effort, il passe le plus clair de son temps au restaurant et transporte fièrement son ordinateur pour y consigner des idées. Un mince espoir transpirait encore quand il me disait par comptoir interposé, qu’il ne faisait pas dans la télé (il sait se retenir !) mais je suppose qu’à la première occasion qui se présentera, ce petit cabotin ne pourra pas refuser. Je me suis également rendu compte que moi, son superviseur de pensée, je n’ai que peu d’influence, mais vous, son père, il vous écoutera peut-être. Pensez à son avenir. Que va-t-il devenir quand il sera devenu écrivain ? Mon bon monsieur, si réfléchir avait un avenir, cela se saurait.

Je ne sais pas ce qu’il vous a dit mais comme je le pressentais, la rentrée s’est faite sans lui. Pour justifier son absence il m’a envoyé un «autoportrait» depuis son ordinateur et en agrandissant l’arrière-plan j’ai pu constater que les choses n’ont fait qu’empirer. Je peux vous dire que dans sa trousse il a fait un ménage considérable.  Si d’habitude on peut considérer que c’est une bonne chose, là, c’est édifiant. Il a viré toutes les options à la gomme, effacé le sang d’encre porté sur ses souvenirs, il a stabiloté de grandes pensées zen et dessine des chalets d’alpage. Sur son bureau, les mauvaises notes affluent et son devoir d’inventaire n’est pas près d’être terminé. Il coupe les ponts avec ses ciseaux, taille en pointe les cocottes en papiers, ramasses des mégots  à tire-larigot avec le #fillthebottle.

En suivant le raisonnement de l'autorité supérieure du sport, je me dois de vous avertir que je lui ai collé quelques kilos supplémentaires de surcharge pondérale. J’ai également revu à la hausse sa cotation de mauvais cholestérol et, cela va de soi, je lui ai infligé une année supplémentaire le 17 septembre. J’ai bien senti que cela l’affectait devant son miroir, mais comme il parle de lui à la troisième personne dans ce texte, difficile de savoir où se trouve la vérité. Quoi qu’il en soit, la réaction ne s’est pas faite attendre, le soir même il convoquait une nouvelle fois un groupe de rock n’roll pour entrer en catharsis et interpréter sur scène une reprise de Midnight oil, Beds are Burning.

Mes oreilles s’en souviennent encore mais là n’est pas la question. Derrière cet hymne écologique, où il vrombit plus qu’il ne chante, il a vu que l’écart s’est creusé avec sa forme habituelle et ce ne sont pas 3 balades sur la plage qui vont sauver sa saison. Le 21 septembre, date anniversaire des deux mois sans sport, il a pensé furtivement à chausser mais il a vite abandonné car je crois qu’il a peur. Peur de ne plus être à la hauteur de son passé. En un certain sens, je le comprends (c’est bien la moindre des choses !), il est comme en stand-by dans les couloirs d’un collège qui a fermé ses portes et il n’a pas changé de classe. La saison du vélo est terminée, celle des marches en montagne est en passe de l’être, celle du ski roue est largement entamée et franchement, quand tu as explosé le moteur, tu ne t’amuses plus à bidouiller l’allumage, tu changes de tronçonneuse.

Voilà maintenant plus de deux mois que les araignées tissent de belles roues lenticulaires sur son vélo et il y a, à son chevet, des livres ouverts qui ont remplacé le journal des sports. Je me dois de vous signaler qu’en plus, ce sont des ouvrages sélectionnés par la subversive rédaction de France Inter, tous tirés de la fumeuse émission Le Masque et la Plume. Dans les bas fond de la culture, au lieu de faire des pompes, il s’inspire de ces philosophes à chacun de ses trajets en voiture pour faire des antisèches ce qui littéralement est la même chose j’en conviens, mais d'une manière triviale et pour faire un jeu de mot dont il raffole, ces pompes ne vont pas l'aider à pédaler !

A l’heure où je vous écris la barrière des trois mois sans sport arrive à grands pas. J’ai su récemment qu’il allait être séparé de son coach fétiche. Je considère cela comme une bonne nouvelle car il avait une mauvaise influence et lui ouvrait trop grandement l’esprit. Le départ de ce compagnon d’infortune avec qui il a partagé ses plus grands délires sera peut-être l’occasion d’une énième reprise ratée.

Je ne connais pas votre position à ce sujet cher monsieur Piccard, mais permettez-moi de le mettre en garde si d’aventure il daignait reprendre sa place. Il devra avoir envie de se faire mal et d’aligner les kilomètres. Quand d’autres seront en mode affutage il devra passer à l’alternatif ou encore réviser le manuel du parfait rouleur. Il devra signer la charte de l’humilité et devra cesser ses frasques romanesques. Si un jour le chemin de l’effort digne s’ouvrait à nouveau, il devra se reconstruire une réputation de vainqueur, si un jour il oublie la sirène des postes Instagram il devra savoir que la seule culture qui convienne c’est celle du muscle.

Avec une touche d’optimisme, au moment de clore le chapitre, Je me rappelle de son adage favori « tout programme d’entrainement qui se respecte commence par des vacances ». On peut donc considérer qu’il est au début d’une nouvelle histoire. Avec une touche d’humour, au moment de conclure cet avertissement sans frais, le froid prend possession du Beaufortain et entre deux averses, il saura, j’en suis certains, recoller au peloton des vrais sportifs. Je saurais pour ma part faire preuve de mansuétudes lors des probables rechutes vers cette littérature que l’on ne quitte pas si facilement. Des rendez-vous sont déjà pris sur Parcoursup pour rassurer ses fidèles lecteurs dans les salons du livre et le conseil de classe validera son passage en classe V6 sur les longues distances de l’hiver. Quant à savoir si son vélo reviendra sur le devant de la scène, c’est une autre paire de planche !

Dans l’attente de voir votre fils reprendre du poil de la bête, acceptez Monsieur Piccard, mes plus forts applaudissements.