Alors je pars en footing, petite foulée et je me promets de tenir jusqu’au sommet. En montant les genoux, flop flop font les skis, le gars a largement dépassé la chambre à farter et a tout recouvert jusqu’au salon ! la grimpée est difficile, pentue et étroite. Deux files sont formées. La voie rapide où je m’engage est réservée officieusement aux skieurs qui ont encore du jus. L’autre voie est pour les naufragés de la route, regards dans le vide, hypoglycémies, matériels cassés, hyperventilations, hyperthermies. On y retrouve aussi les adeptes de la double poussée. Sous l’œil inquisiteur des caméras de surveillance qui disqualifient au moindre faux pas de patineur, les pauvres, ils sont accrochés à la pente. Les pieds prisonniers dans les traces, leurs bâtons les empêche à peine de reculer. La disqualification est certainement vrai pour les premiers mais je doute que pour nos places d’honneur l’organisation fasse le ménage ! Par principe, après avoir eu la liberté de geste et fait les cigales pendant tout le trajet, il est normal qu’ils en bavent un peu quand le mur fût venu.
Ménagé depuis l’Infinita, le palpitant se met à grimper aussi vite que la route monte en épingle. Les jambes répondent sans rechigner mais je sens qu’il ne faudra pas les brusquer, les deux élastiques en guise d’abducteurs commencent franchement à chauffer. Au petit trot l’antépénultième kilomètre est derrière moi. La foule apprécie le spectacle. Massée le long de notre chemin de croix, elle est de plus en plus dense, grimpe dans les talus et se poste comme sur le tour de France. Dans les champs les barbecues alléchants promènent leurs fumées sous mes narines, les terrasses de balcons sont surchargées comme pour le grand prix de Monaco. Des Bodégas improvisés devant les pas de porte aux Bandas locales qui échauffent encore plus l’atmosphère, Cavalèse est un stade de foot qui fête la Marcialonga. Tout fumant de chaud, le tortillard avance, crache ses poumons et ses jurons dans toutes les langues. Les tenues multicolores en wagons dociles, évitent les écueils, serpentent autour des maisons, se séparent aux ilots de circulations. Deux lacets au-dessus, un fan club bien intentionné à largement le temps de lire nos dossards et crie « Vas’y Francky c’est bon bon bon ». Elles sont Jurassiennes, ne me connaissent pas, mais Gérard avait fait les présentations. Petite entorse à mon règlement (et aussi parce que je suis dans le rouge !), je m’arrête pour les saluer. Il faut repartir aussitôt « parce que les autres sont passés il y a longtemps ». Reste le dernier kilomètre. Les mains se tendent et je check chaque fois que c’est possible avec ce public de tifosis. Les dernières petites ruelles sombres finissent par me conduire vers le soleil, sur la ligne droite de l’arrivée. Une dernière allure, appliqué de mon plus beau classique, je savoure cet instant. 100 mètres en mémoire, ces heures d’apprentissages, ces douleurs surmontées, ces doutes effacés, un accomplissement, voici le bout d’une si longue marche, la Marcialonga pour preuve de mon vivant.
Juste avant de passer la ligne, dans un accent d’animateur radio, le speaker a braillé mon nom. Et j’étais fier de moi. En 4h40 l’arche est franchie. Bien ou mal, au milieu d’anonymes on se déchausse, à la fois heureux et plein de regret que ces quelques heures hors du temps soient maintenant derrière moi. Le sourire pour le photographe est franc, nostalgique de reprendre le cours des choses ordinaires. Je délaisse les skis contre un ticket de consigne pour vaquer à mes occupations. Autour d’un immense arbre, la vie de ce qui ressemble à une place de marché est intense. Sur un côté on récupère les affaires misent dans les camions. Répertoriés impeccablement, les sacs sont redistribués en temps réel. Le coin douche est un peu plus loin mais je n’ai pas le temps, la Team est là, fraîche et pimpante prête à repartir (En France !). Je me change sur le pouce, demande de leurs nouvelles en grignotant quelques fruits secs, en buvant un peu de thé. Benoit a très marché et remporte le challenge interne qui va lui permettre de chambrer Michel pour toute une année. Ce dernier n’était pas dans son assiette depuis le départ et certains y voient le résultat d’un gâteau d’effort pas assez cuit ! Baptiste a fait une bonne course entre les deux et c’est donc pour moi la cuillère de bois. Conditionné par cette distance, par cette discipline, par mes genoux, j’ai géré l’effort, et je ne me suis jamais mis très longtemps dans le rouge. Pourtant là, maintenant, je suis rincé. Une fatigue crêpe complète, avec les petits vertiges à l’intérieur, les morceaux de contracture sur les bras et les quintes de toux qui vont bien. Comme toujours dans ces cas, la fatigue est accompagnée d’une sauce endorphine qui me fait fondre de bonheur, de quoi s’enrôler immédiatement pour l’année prochaine !
Il faut 30 secondes pour voir que la canette de Redbull a explosé au fond du sac et c’est Bagdad dans mes affaires. Je ne vais pas intenter un procès à l’organisation parfaite de cette course. Il faut faire au mieux avec l’essentiel, le Snickers, le survêtement et les chaussures ayant été épargnés. Tant pis pour les chaussettes de contention ou le tee shirt de rechange, je sentirai l’effort et il faudra voyager les jambes surélevées.
Pour fêter cela, dossard en poche nous sommes conviés à la pasta party. Les skis sont récupérés, sans trainer on flanque tout dans le bus garé dans une rue adjacente et à nous les bonnes pates. Même quand on est Italien, cuire des pates pour 8000 personnes fait baisser la qualité. En d’autres circonstances cela aurait été impardonnable mais avec la bolognaise et la fatigue, elles passent très bien !
Quand on a eu fini notre plateau repas, sur le départ on a croisé Olivier, celui qui était juste devant moi au changement de bâtons. Je croyais humblement l’avoir doublé mais en fait, à cause d’une hypothermie à 35° et 40 minutes d’arrêt, il venait juste d’arriver. Je n’ose pas imaginer ce qu’il me serait certainement arrivé si j’étais parti en tenue de course. Bon, cette fois c’était la bonne, on quittait la vallée, plein de bons souvenirs dans le bus. Nous nous sommes relayés à la conduite et j’écoutais de la musique le reste du temps. Les bouchons et la déviation par Brescia furent plus longs qu’à l’aller. A la pause diner le kiosque à pates était fermé alors on a fait pizza, et tiramisu ! Allongé sur la banquette après mon tour de garde, j’ai ressenti les soubresauts caractéristiques des tronçons d’autoroute sur les viaducs Italiens, on était bientôt sous le Fréjus, j’étais triste, l’aventure se terminait.
Le ramassage scolaire a déposé Gérard et Baptiste à Aiton, en bout de ligne, j’ai hérité du bus pour le déposer devant l’ESF avec le plein et sans accros. Les jours qui suivirent il fallut rattraper le travail. Celui que j’avais fuis m’est revenu en pleine figure. Le livre de chevet a été avantageusement remplacé par « Chavirer » de Lola Lafon et l’arthrose d’une journée de piétinement au magasin a fait bien plus de dégâts que les 70 bornes de classiques, passés, eux, comme une lettre à la poste. Avec la Team, on ne s’est pas revu sur les skis. Ni ailleurs d’ailleurs. Un peu de chocolat à leur intention, une note Facebook et les vacances d’hiver nous ont accaparé. Je voulais prendre un peu de temps pour écrire notre escapade, dire merci à Gérard, Michel, Benoit et Baptiste, cela en valait vraiment la peine.
Si la forme de mes genoux veut bien revenir, je lâcherai mes béquilles et on se croisera de nouveau sur les pistes, la complicité en plus.
Fin. Michel Sibuet-bizet Baptiste Hiriart Gérard Hiriart Benoît Molliet