je voulais faire d'une pierre deux coups, mais j'ai pensé à votre lundi tout triste sans un dernier épisode ! Voici donc l'avant dernier de cette si longue marche.
D’une tête en dette d’oxygène, les calculs ont du mal à aboutir. il faut refaire trois fois les divisions sans trouver qui est le déterminant. C’est d’autant plus vrai qu’un autre problème se présente. Encore dans l’ombre, dans une neige froide et une pente d’à peine 2 %, il faut continuellement pousser et je ne trouve pas ça normal.
La démonstration est sans appel, c’est la faute aux skis. Vérité ou excuse, mes vielles lattes semblent ancrées dans la neige. Consternés par le poids des tiramisus, affligés de ma technique de bourrin, fatigués de m’avoir supporté pendant toutes ces longues années, mes skis n’ont plus de nerf et s’écrasent même quand on n’appuie pas dessus. La cambrure éreintée, le fart de retenue se retrouve en contact permanent avec la neige. Cela contrarie mon plaisir et décide du plan B. La spatule flageolante, les skis craignent un instant pour leur matricule, mais on a fait équipe jusqu’ici et on finira ensemble. Non, dans ce plan nous devons nous retrouver au ravitaillement avec Gérard pour échanger de bâton et prendre une paire plus grande. Cette fois il est bien au bord mais ne semble pas du tout prêt pour faire un échange standard.
Les mains vides, il me reconnait et m’encourage en me disant qu’Olivier n’est pas loin. Ok, c’est cool, mais je prendrais bien une paire de bâton ! La voiture est à 100 mètres en aval. Le temps qu’il arrive, qu’il trouve les clés, qu’il cherche dans le coffre, je fais une vidange sur le parking et dégluti mon deuxième gel. On parle des autres qui sont déjà passés, de ma veste maintenant définitivement perdue. Sur la bande d’arrêt d’urgence je repars muni de deux cannes d’un mètre cinquante-cinq. Les épaules souffrent un peu au départ mais je vais m’habituer, le rendement est quand même bien meilleur.
Un dernier méandre et le soleil se fait grand, se fait haut, pour entrer dans Predazzo. Sa plus grande rue enneigée de part en part, les stands, les bars de neige pullulent et regorgent de vie, d’ébriété ! Pendant que l’on titube d’un côté en laissant de belles grosses traces diverses sur les pistes, quelques états fébriles bifurquent de l’autre. Terre de fin de parcours des 45 kilomètres ils sont accueillis en héros sous les hourras du speakers qui annonce le nom et le temps. Grande classe. J’espère avoir autant d’enthousiasme au franchissement des 70.
Il paraît que je pourrais mettre la flèche et penser que ça suffit. Cela ne me vient même pas à l’esprit tant je suis bien. Toujours aucune douleur, aucun stress ni aucun regret. Il reste 25 kilomètres à travers la plaine et la dernière montée à encaisser. Au cas où je m’ennuierais, j’avais pris de la musique et les écouteurs sont dans la poche. Ils y resteront. Pas de playlist Spotify pour passer le temps parce que je chantonne Bashung à chaque fois qu’il faut s’accrocher à un wagon de fonceurs, "la nuit je mens je prends des trains à travers la plaine". Il est temps de lâcher les chevaux, de se faire plaisir.
C’est le temps de l’euphorie. Ce moment de grâce était ce que je recherchais en ski alpin. Tout y est en harmonie, simple et facile. Il durait parfois pendant toute une descente mais je sais qu’il ne durera jamais des heures, alors profitons. En amplitude, cravache à la main, je m’imagine d’une élégance folle dans ce geste esthétique que je maîtrise parfois pendant une bonne centaine de mètre. La longue ligne droite au fil de l’eau débouche rapidement sur le site où nous avions fait le deuxième test de ski. En plein soleil et sur le stand de ravitaillement je dégoupille mon troisième gel, il s’agit de faire bonne figure à cet endroit parce qu’après les tremplins de Predazzo, le prochain site remarquable est le stade de biathlon de Val di Fiemme, celui qui accueillera les Jeux Olympiques de 2026. J’y aurais quelques ambitions ! On y tourne un peu en rond car il y a des tribunes pleines tout autour et j’entends les villageois m’acclamer comme des villageois « vive le classique, vive le classique ». J’ai certainement mal compris… Cette belle neige et cette ambiance extraordinaire s'estompent, on est vite de nouveau dans la pampa.
Entre lisière de forêt, bordure de fleuve et clairières, les moindres petites montées me cantonnent dans mon style classique mais je résiste aux gros dossards qui commencent à me doubler. Le panneau des dix derniers kilomètres est franchi. Sans m’épuiser je continue sur mon rythme, « il faut en garder pour la fin », dixit encore Michel. Les longs bâtons rendent le style peu académique mais qui se soucie encore cde tout ça ? Avec des difficultés pour comprendre le parcours, je présume que l’on va maintenant faire une boucle entre deux ponts puisque l’on croise des gens qui reviennent de là-bas.
On dirait une armée en repli. Débraillés, baveux, hagards, c’est la Bérézina pour certains qui s’arrêtent perclus de crampes, sûrement un simple repos stratégique pour un groupe qui discute les bras ballants. Peu de skieur sont encore en double poussé, ou alors mollement. Grands ou petits, homme ou femme, jeunes ou vieux, dans son habit de galère, chacun attend le coup de grâce des 3 derniers kilomètres dont la réputation me fait maintenant froid dans le dos. Dans quelques minutes je serai comme eux, euphorie terminée.
Les passages sont étroits, heureusement l’écrémage après 60 kilomètres à fait son œuvre et aussi bizarre que cela puisse paraitre, on se sent seul. A un tel niveau de performance (lol !), il existe une forme de neutralité dans cette portion. Les positions sont figées comme ils disent dans le jargon des commentateurs. De l’ombre à la lumière, nous franchissons « il fiume » (le fleuve) à Molina di Fiemme par un pont de bois couvert. La bourgade vit au rythme des coureurs, tranquille. C’est l’heure de l’apéro, la tête dodelinante on devine les Spritz amers, les bières fraîches, les cacahuètes et les Piédines tomate fromage. La clique en fin de programme jette ses derniers tubes dans la bataille et le public ne reprend pas les paroles mais une tournée. Sont jetés quelques « bravo », auxquels je réponds « santé ». La passion est moins là. Les meilleurs sont passés il y a deux heures et notre allure de groupetto de la mort ne doit pas faire rêver. Au ravito je reste stoïque devant les friandises proposées, prend le thé et dégomme mon dernier gel. En complément des gâteaux sports, ils auront parfaitement rempli leur mission, aucune fringale ni le moindre problème intestinal. Mon mental non plus n’aura pas fléchi. Même en me faisant doubler à longueur de temps, même à ramer dans les montées et les faux plats, j’ai trouvé cette course extraordinaire.
En provoquant le destin, j’annonce que je ne peux plus abandonner, avec la conviction d'aller au bout même s’il faut ramper. J’attends un peu pour ce qui concerne le physique. Sans vraiment le maitriser, on n’est jamais à l’abri d’une crampe ou d’une douleur aux genoux si l’on considère tout ce qu’il s’est passé jusqu’ici. Nous repartons de Molina par un autre pont de bois en attendant un moment propice car avec tout ce thé, une pause pipi s’impose pour finir l’esprit tranquille. Une fois la chose faite, comme je suis très informé sur la fin de parcours, il faut guetter chaque recoin pour le mettre en relation avec les infos des uns et des autres. Le passage sous la route de Benoit c’est fait, le faux plat pas si facile de Michel c’est fait, et voilà le dernier pont vert en fer avant l’enfer. Juste après il y a le stand Toko pour se faire farter en 20 secondes « ça va super vite et ça vaut le coup pour grimper les derniers murs ». Tout le monde sait à quoi s’attendre, sauf moi.
On me déchausse, on me tend un verre de coca, on me fait avancer de quelques pas, pendant ce temps un gars regarde ma semelle et encolle la chambre de mes skis sur une roulette de caoutchouc enduite d’une mixture. On me récupère le verre vide, on me rechausse, et c’est reparti. Effectivement, moins de vingt secondes ! Par contre, avec ce qu’il y a dessous, il n’est plus question de glisse mais de rando. On dirait vraiment de la peau de phoque ! ça grimpe aux murs et ça tombe bien, il y en a un juste devant nous, la Cascata...