Concours Radio France

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Concours Radio France

Il y a trois semaines j'ai eu l'audace de m'inscrire à un concours sur Radio France, 1000 mots pour dire "ensemble". Alors, après avoir raboté mon premier jet pour rentrer dans les clous d'une micro nouvelle, j'ai envoyé au jury populaire  cet ensemble là....

Mon vélo

Il est né un  jour de juillet sur les routes du Tour de France 2005. C’était une étape entre Tours et Blois sous la bannière du Mécénat Chirurgie Cardiaque. Avec sa casaque blanche et rouge à petit coeur il avait surgit d’un camion au milieu de tout un troupeau de vélo prêt à foncer dans un contre la montre par équipe. Il m’avait été désigné à la taille avec sa panoplie du casque aux chaussures. Une fois équipé, il s’était tout de suite montré très docile et affectueux. Il était pour l’occasion une chèvre de monsieur Seguin, ses pneus noirs et luisants, sa selle de sous officier, ses rayons zébrés et son cadre carbone qui lui faisait une houppelande ! Et puis roulant, sans bruit bizarre, une seule vitesse à la fois, jamais une pédale plus haute que l’autre et sans mettre le pied à terre, un amour de vélo. On avait fait nos premiers tours de roue derrière les motos gardians et, gyrophares aux vents, notre manade avait rencontré le succès du public. Durant 70 kilomètres la haie d’honneur formée par les spectateurs avait entendu notre cause humanitaire et dans l’aire d’arrivée on ne voulut plus se quitter. Après quelques péripéties et d’énormes tractations sonnantes mais pas trébuchantes, j’ai obtenu la garde de ce pur sang et un visa pour la montagne. Pour passer partout on lui avait greffé un 39X27 de retraité, bien loin de l’olympique 42X21 que j’arrachais depuis 20 ans sur mon ancien coursier, mes jambes avaient fondu et il était temps que le braquet prenne le même chemin.

Pendant quelques années je lui ai donné du jarret et des kilomètres à avaler. On partait dans des balades solitaires parce que je ne le sortais que rarement de son enclos, comme celui qui a une Porsche dans le garage mais qui roule en Peugeot. En public je restais sur mon vieux mulet, un vestige des années 80 avec les vitesses au cadre, les câbles apparents et qui m’avait accompagné durant toute ma carrière. J’arrivais à tenir le rythme, créant l’admiration autour de moi, mais il était d’une autre histoire tout simplement. J’avais fini par abdiquer dans ce jeu de cache-cache et assumé au grand jour ce super destrier. Désormais sans excuse dans les grandes randonnées, j’engrangeais 1500 kilomètres par été et j’avais ainsi tracé de beaux parcours. Quand les jambes n’étaient pas là, il préservait mon égo, passant à la moulinette les gros pourcentages et quand ma tête n’était pas là, il m’évadait vers d’incroyables aventures en un tour de jambe. Mon seul regret avec lui c’est de ne pas être parti à la conquête des grands cols, ceux que je me suis toujours interdit par manque de conviction. Un entraînement en pointillé suspendu pour cause de flemme, de pluie ou de mal au cul et j’ai systématiquement buté sur ces ascensions majeures. Prétextant une préférence pour les p’tits cols et les coins perdus, nous sommes restés dans une carrière Beauforto-Beaufortaine à tourner les jambes pour le plaisir.

Je suppose qu’il regrette comme moi cet état de fait. Il était taillé pour la route avec son profil de rouleur et s’attendait certainement à trouver un jockey de haut vol, mais il a fait contre mauvaise fortune bon cœur. Ici en Savoie, je l’ai éduqué, appris les bonnes manières pour suivre les bonnes roues, mais les années sont passées et on s’est encrouté. Pour moi, quelques kilos de trop et du muscle en moins, quelques infidélités avec le ski à roulette et la marche à pied. Pour lui, le sabot fragile et des crevaisons à répétition ont légèrement rompu la confiance que l’on avait l’un pour l’autre. Il a aussi pris de l’embonpoint mais ce n’est pas de sa faute, il y a dix ans il était le plus svelte des chevaux de course. Depuis, la technologie cycliste est passée bien en dessous de la barre des 9 kilos de mon champion. Il est toujours aussi fringant mais il a plutôt l’air d’un bûcheron du Perche quand on sort en peloton ! D’un autre côté, cet aspect robuste le fait passer sur tous les terrains et je suis bien content de le voir traverser sans rechigner un champ de maïs ou de suivre une route en terre, je lui donne alors une tape amicale sur le guidon en le félicitant.

On s’entend comme un vieux couple. Je lui dis souvent qu’il n’est pas en carton quand on part en voyage ! Il voit tous ses copains propres comme des sous neufs alors que lui a du cambouis jusqu’aux dents. Dans les cales de bus il racle du dérailleur pendant que les autres sont douillettement installés dans des housses ouatées plus propres et plus confortables que mon dernier cuissard. Revanchard, il me marque au mollet de ses belles dents de pédalier bien noires ou laisse traîner sa chaine bien grasse sur mes habits. Il fait parfois exprès de dérailler et c’est mes mains qui se chargent d’une sorte de mélasse en le remettant son licol dans le droit chemin. C’est de bonne guerre, je l’entend ricaner en grinçant du pédalier mais il ne me tient pas rigueur de mes méformes et puis on se marre toujours comme des gamins quand il faut piquer un sprint ou descendre à fond la caisse un col de troisième catégorie. On se fait des films, on tient des trajectoires impossibles pour se tirer la bourre avec d’invisibles concurrents.

J’en parle un petit peu au passé parce que je n’arrive plus à l’entretenir et je ne sais pas combien de temps on va se supporter. Il y a bien quelque fois où on tient encore du 33 de moyenne mais la plupart du temps je ne suis plus assez puissant. Un gentil mécène lui a offert de nouvelles selles que j’ai rapidement étrenné (la noire lui va trop bien !) mais je ne voudrais pas qu’il finisse à la casse. Je ne peux pas non plus l’abandonner parce que j’ai toujours gardé mes montures bien après l’usure. On va donc se résoudre à finir nos carrières ensemble. Je ferai l’effort de me tenir en forme encore quatre ou cinq ans, on lui rajoutera quelques dents aux pignons pour grignoter du temps, il m’aidera à tenir la distance sur des cyclos entre copains. Sans objectifs particuliers on continuera de faire illusion, de raconter nos balades le soir au coin du feu des réseaux sociaux. On prendra soin l’un de l’autre, pour aller un peu plus loin, je le ménagerai, parce que je l’aime bien.

Il y a trois jours je suis allé voir le résultat, pas pour savoir si j'avais gagné mais simplement par curiosité. En cinq phrases, la jeune gagnante d'origine portugaise a tracé cinq ambiances autour du sentiment de saudade. J'ai pensé qu'il y avait une erreur, pas sur la qualité de son texte mais sur la longueur de son récit. Cinq lignes c'est peu si je me réfère aux coupes drastiques que j'ai dû faire pour faire rentrer mon vélo dans les milles mots règlementaires. J'ai compris en relisant l'étiquette du concours qui stipulait "1000 caractères, pas un de plus, espace et titre inclus" ! J'aurais dû mettre mes lunettes avant de me lancer sur mon deux roues. Désolé chères correctrices et chers correcteurs, dans mon langage de skieur c'est un peu comme si j'avais enfourché, ou fait du slalom avec des skis de super G !