La lune.

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La lune.

Pourquoi portait-elle ce nom, personne ne le savait vraiment. Peut-être parce que sa couleur y faisait penser. Au début ce devait être un bleu-ciel, celui que l’on retrouve sur les photos couleurs des années soixante. Avec le temps, c’était devenu une sorte de ciel de traîne, un peu grisâtre, et qui annonçait la pluie. Peut-être aussi à cause des tâches plus sombres d’usure et de saleté qui maculaient toute sa surface. Des zones, des formes, qui rivalisaient probablement avec la mer de la tranquillité et les cratères à la surface de la vraie lune. Sans me tromper, le contexte des missions Apollo et les premiers pas des astronautes tout là-haut en 1969 y sont pour beaucoup. A force de me faire répéter leurs noms et leurs prénoms, mon père a inconsciemment scellé le nom de ce bout de tissu.

N’en déplaise à Armstrong, Aldrin et Collins, ma lune était plate. On pouvait la mettre en boule, l’enrouler, la chiffonner, mais déployée, elle recouvrait tout mon monde. Aussi vieux qu’il soit possible de me souvenir, de la tête aux pieds, je ne voyais plus que cette étendue, apaisante et bienveillante. Grande comme un lit d’enfant, de mes siestes, de mes nuits, de mes solitudes, elle avait caché les angoisses et réconforté les réveils.

Ma lune était douce, si douce. Pourtant faite de cette laine d’antan rêche et drue que mes doigts grattaient, lissaient, polissaient sans cesse, elle faisait mon sourire, occupait ma lassitude et mes coups de mou. Elle n’avait pas de face cachée mais sur son côté sombre je ressentais un tissage plus ras, un peu de raideur qui me faisait dire… qu’elle n’était pas du bon côté ! A l’endroit, on était bien loin de la douceur diabolique des plaids et des pilous modernes mais c’était suffisamment tendre pour vouloir la passer contre la joue chaque fois que j’en avais le temps. Soigneusement cousu sur les quatre bords, un liseré bleu d’un brillant très synthétique la faisait soyeuse et distinguée, ses plis drapés et gracieux lui donnaient même des allures de grande dame. Blotti dans sa chaleur, heureux de sa présence, susurrée à longueur de journée elle était devenue un doudou pour l’éternité. Cette lune berçait mes nuits d’odeurs, de lait, de ferme, de cuisine, de forêt et du parfum de maman.

En grandissant elle avait rétréci. Ce n’était pas un problème de lavage puisqu’il était absolument interdit de lui appliquer le moindre détergeant sous peine d’effacer sa mémoire, mais à chaque fois que je grandissais elle paraissait forcément moins grande. Pendant des années, de tous les voyages, de toutes les émotions, accompagnée de mon pouce, je ne pouvais pas m’en passer. La lune était une très utile petite couverture qui devint un incroyable et unique doudou.

J’ai repensé à elle quand, dans un magasin de meuble d’occasion, on m’a prêté une couverture pour emballer l’armoire que nous venions d’acheter.  Même couleur, même liseré, bien que largement plus grande, la similitude était flagrante. Je savais que ce n’était pas possible car un jour de septembre 1971 le destin en avait décidé autrement.

Ce fameux jour de septembre, il était l’heure de la remue pour ma grand-mère. Elle partait en estive avec toute la ferme, mode de vie immuable issue des temps anciens. Les troupeaux de vaches suivaient avec la fonte des neiges les pâturages en herbes fraîches. Chaque famille passait alors d’un chalet à l’autre en accomplissant une boucle de cinq à six étapes en fonction du nombre de propriété patrimoniales. Le circuit débutait au printemps pour monter progressivement en altitude avant de redescendre en automne en retrouvant la ferme du départ où l’herbe avait été stockée dans la grange pour passer l’hiver.

Après avoir soigneusement fait le ménage et chargé l’essentiel dans la jeep de mon père, il fût temps pour ma grand-mère de partir sur la route avec tous les animaux. Pour rejoindre le chalet d’alpage elle empruntait, comme d’habitude, l’unique petit chemin muletier. Dans une ou deux heures elle serait arrivée à destination si les vaches et la chienne « ne lui font pas trop la vie ». Pendant ce temps, pour la rejoindre finalement tout au bout du parcours, mon père prenait la direction opposée et remontait la route du Col du joly.

Ainsi débutait ma véritable aventure. Dans ce véhicule encore très militaire s’empilaient des cages à poule, de la vaisselle, des caisses de nourriture, des habits, les ustensiles de traite et en général, tout ce qu’il fallait pour vivre en autonomie pendant une vingtaine de jours. J’étais assis à ses côtés au milieu de ce bazar car j’étais pleinement du voyage. Au même titre que le chat ou les céréales, cette transhumance était aussi la nôtre car, régulièrement, ma grand-mère nous accueillait avec mon frère John dans cette vie rude et spartiate, juste avant la rentrée des classes. Cet environnement nous régalait et il ne fallait pas me pousser pour y aller.

Encore trop jeune pour pouvoir faire le voyage à pied, afin de la retrouver de l’autre côté de la vallée, on prenait donc un chemin bien différent. D’abord sur cette route rugueuse et asphaltée, puis, dans une épingle on s’engageait sur une piste forestière. Pleine de gros cailloux capables de toucher les essieux si on n’y prenait pas gare, elle s’enfonçait entre lacs et forêt, sur un versant sud bien ensoleillé. Au bout de ce chemin large comme une voiture et bordée de sapin, on stationnait sur une placette à peine aménagée.

Le barda fût déchargé devant un petit promontoire de bois, en contrebas du talus, d’où s’échappait un câble d’acier tendu à l’extrême et qui traversait la gorge. D’une longueur de 200 ou 300 mètres, on distinguait à peine son point d’arrivée, juste en face sur le versant Nord, pile au-dessous de l’alpage convoité. Il avait été installé par mon père quelques années auparavant pour faire des travaux au chalet. A plus de cinquante mètres de hauteur il enjambait toute la petite vallée et trônait au-dessus de la forêt. Après avoir été arrimé d’un côté, il avait été tendu par un puissant engin d’exploitation forestière et évitait un transport à dos d’homme de plus de 4 kilomètres. Sur ce câble, il posait une poulie d'acier à laquelle il suspendait une charge. Par gravité, des planches, des tôles et des poutres avaient d’abords traversées le gouffre et permis de rénover la toiture du petit chalet.

Bien qu’il soit très astucieux, comme beaucoup de chose à l’époque, Il n’y avait pas de sécurité à ce système. Une charge trop lourde explosait littéralement à l’arrivée alors qu’une cargaison trop légère s’arrêtait en cours de route. Les marchandises savamment équilibrées allaient deux par deux pour ne pas se mettre en travers et bloquer le transfert. Autre subtilité, cet appareil très sommaire n’avait pas de retour possible. Alors, depuis l’arrivée, quand les poulies venaient à manquer, il fallait les charger dans le sac à dos et revenir au point de départ en faisant le tour par le fond de vallée.

De ce point d’ancrage le système permettait dorénavant de ravitailler le chalet ou de faire la remue. Ce jour-là on embarqua d’abord les charges inertes puis ce fût au tour des animaux de ferme qui s’offrirent un baptême de l’air sans encombre. On allait envoyer quelques victuailles quand on me proposa d’y poser ma lune pour éviter de la porter tout du long. Après une très longue hésitation je cédais à la pression et déposais dans un déchirement interne mon doudou sur la plateforme bien remplie. Pour ne pas la perdre de vue trop longtemps je poussais ma tante et ma mère sur le chemin muletier et engageais la marche sans attendre.

Dans un terrain relativement plat, on dépassa rapidement le premier groupement de maison et je savais que la prochaine bâtisse que nous verrions serait la nôtre. Puis ce fût au tour du champ d’herbe rase, celui où les grosses pierres pleines de lichens affleuraient. Sur un virage à droite nous descendîmes le long d’un petit cours d’eau qui se perdait dans des mouilles, ces sortes de marécages d’alpages. Dans cette terre de tourbe l’eau prenait une couleur brune inquiétante. Jouant au petit Poucet en sautant d’une pierre à l’autre je parvins au grand ruisseau qui descendait de la grande combe, juste derrière le barrage de la Girotte. Un passage à gué permettait de tester notre agilité et déclenchait toujours des fous rires quand l’un de nous mettait un pied dans l’eau.

A partir de là, le sentier à flanc de montagne se faufilait, évitait soigneusement les prés, recherchait les pierriers, bordait les rhododendrons et cantonnait les genévriers sur les pentes abruptes, les invitant soigneusement à ne pas sortir de leur terrain escarpé. Tout était fait pour laisser la part belle à cette flore incroyable qui régalerait les vaches Tarines et Abondances le temps de l’estive.

Ma tante inventait des histoires de serpent qui rodaient pour nous maintenir dans le droit chemin. Pour faire peur, il n’y avait pas pire. Il faut dire qu’un jour mon père m’avait expliqué que pour descendre plus vite les pentes, les serpents formaient un disque et nous roulaient dessus à toute vitesse ! Nous marchions alors en silence, seulement inquiété par des sifflements de marmottes, preuves que le danger n’était pas loin. Je ne sais pas si on nous porta mais le temps passa vite. Quelques passages scabreux à travers les pierres de tuff alimentèrent mon imagination, encore une flaque d’eau à sauter, un petit ruisseau à traverser, et il fallut remonter vers le chalet. Mains sur les genoux pour aller plus vite et aider les jambes, la cadence fut presque celle d’une course, je devais retrouver ma lune pour être totalement en sécurité.

Elle serait là, fraîche et pimpante, fière de ma marche et de son voyage dans les airs. Je me réjouissais de ces retrouvailles mais à peine arrivé ma mère crut bon de me prendre dans ses bras. Je n’y fis pas d’opposition mais je réclamais légitimement ma lune. A bien observer les adultes, leur mines déconfites et leurs regards fuyants, je fus rapidement désemparé devant cette réponse qui ne venait pas. Interdit, ne comprenant rien à ce manège, mon agitation devint hystérique et dans des pleurs de haut vol je réclamais de plus en plus fort la lune.

Devant tant de détresse, elle me fut présentée. Je revins un court instant à la sagesse (s’il peut y en avoir à cet âge-là) mais au moment même où je me précipitais en ouvrant mes bras on me la retira car une odeur nauséabonde l’entourait. D’un regard dérobé par-dessus l’épaule de maman qui m’éloignait, je vis qu’elle était en piteux état. Méconnaissable, elle avait comme des taches de sang partout sur sa surface et des éclats de verres jonchaient le sol. L’un des adultes, mon père il me semble, me dit alors qu’il y avait eu un problème pendant le transport. La charge trop lourde avait cogné le heurtoir et la caisse de vin qui était à côté avait explosé sur ma lune. Poursuivant son raisonnement, comme elle sentait mauvais, comme elle était sale et pleine de bout de verres, il me demandait de devenir grand et concluait en disant qu’il fallait bien s’en passer un jour, et que c’était ce jour-là.

Devant mon refus d’obtempérer, après l’avoir séchée, secouée et brossée, on me la représenta mais elle n’était plus elle-même. Le rouge qui tâche, le parfum de vinasse et le liseré déchiré se révélèrent impossible à surmonter. Lui dire adieu fut difficile. Il fut douloureux de renoncer à ses petits coins de bonheur, à ces sensations de béatitude qu’elle me donnait. Il fut angoissant de ne rien avoir à triturer, d’avoir les mains vides.

Les jeux avec mon frère et l’installation dans le chalet m’occupèrent l’esprit. Les cloches des vaches firent suffisamment de bruit pour camoufler le départ des parents, l’animation de la traite me rendit utile et la ferveur que nous mîmes pour alimenter le feu tourna doucement la page de ma rancœur. Dans la chaleur du vieux poêle, entre la bougie et le bruit caractéristique d’une lampe à gaz, la nuit s’avança. Accompagnés de ma tante et de ma grand-mère, toute deux radieuses de nous avoir avec elles pendant 15 jours, il fut temps d’aller se coucher. On entra dans la petite chambre où 4 lits de bois enchevêtrés dans un système de tiroir occupaient tout l'espace. Sur les murs étaient tapissées des images pieuses, soigneusement punaisées, et qui relataient le sacre du pape PIE XII dans de grandes doubles-pages de journal.

On s'installa pour regarder, comme au spectacle, nos deux religieuses réciter le notre père. Nos mains jointes tellement serrées et nos bouches en playback procurèrent un fou rire à ma tante et rendirent ce moment d'une grâce divine dont je me souviens encore aujourd'hui.

Je luttais, mais la fatigue fît le reste. Après les prières, dans ce chalet aux 4 vents, dans ce lit de paille où nous étions tête-bêche avec John, dans ce drap de toile de jute et cette couverture sommaire, dans cette minuscule chambre qu’une encore plus petite fenêtre éclairait d’une lumière de lune, dans le chahut du ruisseau au loin, dans la fraicheur de l'automne, seul ou presque dans cet alpage, je dormis mal. Mais je devins grand.

llustrations lune du Troc de l' Ile, lune de The Cure Olivier Rozaire , lune des Bauges Thierry Mollard