La nuit je mens...

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La nuit je mens...

La nuit je mens...

"On m'a vu dans le Vercors, sauter à l'élastique" Figurez-vous que, pas plus tard qu’hier, j’étais dans le Vercors pour la Foulée Blanche. Bien sûr on m’a vu la veille prendre mon dossard 66, rentrer dans les skirooms, saluer les coureurs. On m’a vu aussi le jour de la course en train de prendre la navette pour aller sur le plateau de Gèves, on m’a bien vu dans le Vercors rentrer tranquillement sur l’aire de départ et répondre au speaker. Pour le saut à l’élastique, il ne faut pas y voir la première image venue d’une personne en mal de sensation forte et qui se jette dans le vide attachée avec un élastique autours des cheville mais la contraction de deux expressions sportives. Bashung, rassemble le fait de « sauter » qui veut dire décrocher quand on est dans un groupe et « faire l’élastique » qui veut dire que je naviguais derrière ce même groupe. Parfois tout près et parfois assez loin, en fait je n’ai pas fait l’élastique bien longtemps puisque j’ai lâché mon paquet de coureur dès le troisième kilomètre parce que quelqu’un a marché sur mon bâton. J’ai perdu mon panier et j’ai ramé sur un bras pendant 10 bornes jusqu'à ce que le Team Grenoble ait pitié de moi et me prête un joli bâton tout bien comme il faut. Bien sûr l’artiste n’a pas mentionné toute l’histoire mais je tenais à vous expliquer ce haut fait de course. "Voleur d'amphores au fond des criques" Ça c’est quand je m’arrête au ravito, au fond du plateau. Alain a un peu exagéré parce que je n’ai fait que deux arrêts et je n’ai pris que deux malheureux gobelets de thé gentiment offerts par des bénévoles souriants et accompagnants mon geste. D’ailleurs, une fois les verres finis, j’ai pris soin de les jeter dans le bac de recyclage prévu à cet effet en réalisant de jolis paniers à trois points que l’on ferait bien de mettre à mon crédit. Je m’inscrits en faux pour ce terme de voleur, idem pour la crique. Je veux bien croire qu’Autrans avait des allures de station balnéaire avec assez peu de neige mais les criques de Gèves étaient bien blanches et c’est dans les recoins des forêts de Combe Noire, de la Combe de l’Ours, de Pierre Taillée, qu’il fallait aller chercher une plage de repos avec des noms évocateurs d’ambiances plus canadiennes qu’antillaises.

"J'ai fait la cour à des murènes" Je ne vois pas trop la référence, peut être les sponsors, souvent apparentés à des requins qu’il faut amadouer. Peut être, en parlant de murènes, en évoquant quelque chose de plus doux, il témoigne que les sponsors dans le ski de fond ont la dent moins dure. De toute façon, franchement je n’ai pas eu ce genre de problème durant ma carrière, à moins qu’il ne revienne une fois encore sur le fait que j’ai cherché un bâton pendant longtemps et que chacun refusait de m’en céder un, forcement, je commence à devenir un client dans les classements.

"J'ai fait l'amour, j'ai fait le mort : t'étais pas née" Au départ, fidèle à mes habitudes je glisse gentiment, genre faites l’amour pas la guerre, sauf que là, c’est la première Worldloppet de la saison mon gars et y’a personne qui est venu pour amuser la galerie. Résultat, je me fais marcher dessus. La piste est étroite, alors je me mets en mode guerrier. Passage en force, je bute sur des talons, freine, ralenti, accélère, la course a des allures de périph un vendredi soir. En plein bouchon quelqu’un grimpe sur mon bâton et casse le panier, mais je crois que vous le savez déjà. Impossible de m’appuyer du côté droit, en plus la neige est molle et le bâton s’enfonce de trente centimètres dans la neige, alors je fais le mort. Vous savez c’est la gars qui gesticule, qui montre à grand renfort de paroles explicites, hé ho regardez, j’ai cassé mon bâton, houhou, regardez-moi, j’ai cassé mon bâton et c’est pas ma faute, pas ma faute. Je ne peux pas aller plus vite, regardez mon bâton, ah si j’avais un bâton normal je pourrais passer devant, être avec les meilleurs, mais là je suis bloqué et mon résultat y va pas être terrible à cause de ça. Bon, après quelques kilomètres tout est rentré dans l’ordre mais j’ai laissé du jus dans cette histoire et au deuxième tour j’étais vraiment mort cette fois. Parti un peu vite, sous estimant la distance, pas assez chaud, manque d’énergie, en fait je n’étais pas prêt, Bashung m'a pris pour une fille et écrit t'étais pas née pour cette course.

"À la station balnéaire, tu t'es pas fait prier" Référence au réchauffement climatique, Autrans ressemblait plus à une station balnéaire qu’autre chose avant que la neige ne tombe enfin. Il aura fallut toute la ténacité et les prières d’une équipe pour maintenir l’épreuve contre vents et marées. Dans la halle des sports, le marché local, les petits producteurs me font penser aux premières années. Le départ dans la plaine, le cortège de skieur s’en allant glisser vers Méaudres avant de revenir dans le village, monter sur Gèves puis en revenir d’une impeccable descente. Je ne me suis pas fait prier au beau milieu du mois d’aout pour m’inscrire tellement cette course m’inspirait…

"J'étais gant de crin, geyser, pour un peu : je trempais Histoire d'eau" ça aussi c’est vrai, mes gants me faisaient mal et je transpirais beaucoup. Le froid n’était pas très fort mais humide et je repliais régulièrement mes doigts à l’intérieur des gants pour contrôler qu’ils n’étaient pas gelés. Par contre pas de problème aux niveaux des pieds, j’avais mis un baume chauffant hydrophobe parfaitement efficace. De la buée sortait de ma bouche à chaque expiration, l’artiste a imaginé une sorte de geyser, c’est une licence poétique qui n’a rien à voir avec le film.

"La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine" Quand je pars du boulot en plein samedi, mes skis dans le bus, c’est un peu cet effet là. Je prends mon billet pour l’aventure, pour une autre vie. Je suis Bilbon Sacquet en route pour le Mordor, un chevalier en mission. Albertville, à travers la plaine du Grésivaudan, Grenoble, je rate la sortie, mais je ne le dirai à personne. "La nuit je mens, je m'en lave les mains" Il peut bien se passer n’importe quoi, l’informatique peut planter, il peut pleuvoir, il peut neiger, je m’en lave les mains. Je ne suis plus là, j’ai troqué mon costume de patron contre une vie d’artiste, lâché mes ordinateurs pour mettre les mains dans le cambouis.

"J'ai dans les bottes des montagnes de questions" ça c’est quand tu es dans le dur, le moral dans les chaussures, tu te poses des questions : « tu tiendras à cette cadence ? », « tu es sûr que tu tiendras cette cadence ? », « ça m’étonnerai que tu tiennes cette cadence », « tu y va fort avec la cadence, non ?», « tu ne veux pas lâcher la cadence ? » et au bout d’un moment le doute devient une certitude : « tu ne tiendras pas cette cadence ». "Où subsiste encore ton écho" Après les questions, les réponses en écho. « Tu ne vois plus très net, tu es dans le rouge depuis quelques minutes et tu es cassé en deux comme un vieux ». Croyez-moi, ce n’est pas tendre avec lui, un vieux frustré. L’écho fait ensuite référence à ma carrière de skieur alpin et va s’y que je me rappelle le passé, les courses réussies, les courses ratées, on refait l’histoire. J’évite le graton de neige à 4 portes de l’arrivée en géant à Val d’Isère en 1993 et je gagne la course, je me mets à plat ventre et je suis champion Olympique en 1992, je dis non pour participer aux championnats de France en 1981 et je ne me fais pas un genou. L’écho dure longtemps dans les montagnes, il revient à la charge, toujours déformé, mais avec la certitude de pouvoir tout recommencer. Allez, redresses-toi, tu es bientôt arrivé.

"J'ai fait la saison dans cette boite crânienne" Boite mail, Facebook, Instagram,  je traduis ma saison dans les réseaux sociaux au travers de ces petits textes exutoires. Je m’invente des histoires, cogite de la méninge pour mon plus grand plaisir. Et si je faisais la saison uniquement sur le papier, sans quitter ma boite crânienne ?

"Tes pensées, je les faisais miennes" J’aime cette gymnastique avec les mots, les déposer, les soupeser, les intégrer en équilibre dans une phrase, les éclairer pile ou face. Mais celui qui construit ces histoires, cet homme né de l’écriture, j’ai l’impression que ce n’est pas moi, une sorte de jumeau maléfique capable d’accoucher mes pensées sur le papier.

"T'accaparer, seulement t'accaparer" Me voilà de retour sur le marché local, je sais, Bashung n’était pas très chronologique. Après la course j’y suis retourné, causer avec les vendeurs de produits locaux et après avoir eu la dalle je n’avais qu’une idée, m’accaparer les bonnes vieilles tomes et repartir avec du bleu de Sassenage sous le bras.

"D'estrade en estrade, j'ai fait danser tant de malentendus" L’estrade c’est bien sûr la vie publique et aussi les podiums. Après il faut entendre que les malentendus ce sont les piquets de slalom. En fait, on se connaît depuis longtemps avec cette chanson, je lui ai raconté que j’ai été slalomeur du temps ou l’on dansait autours des piquets, avec un effacement de l’épaule on faisait des talons pointes et des pas chassés, du temps ou cette discipline n’était pas de la boxe. Quand je me vois aujourd’hui au milieu des nordiques on a presque l’impression que l’alpin n’était qu’un malentendu.

"Des kilomètres de vie en rose" C’est juste pour dire que j’ai vraiment du plaisir sur les pistes de ski. On pourrait rajouter que ma tenue vire au rose (d’ailleurs on m’aperçoit dans la vidéo que j’ai posté) et que je vois la vie en rose.

"Un jour au cirque, un autre à chercher à te plaire" Dans le monde de la neige, le cirque c’est le cirque blanc. Jadis j’y présentais un numéro d’équilibriste, aujourd’hui c’est plutôt une présence humoristique de longue haleine et l’écrire c’est pour te plaire.

"Dresseur de loulous, dynamiteur d'aqueducs" Rien à voir avec le fil de la course, Dresseurs de Loulou c’est quand j’étais presque à l’arrivée, une meute de 3 solides gaillards m’a dépassée. C’était à 300 mètres du finish, je ne les avais pas entendu venir derrière moi, forcement ils avançaient à pas de loup (!), pratiquement sans respirer. Comme j’étais aux aguets, j’ai entendu le speaker qui n’a pas hurlé au loup mais a demandé aux coureurs du 42 km de laisser la trace libre, malheureusement au même moment on passait tous ensemble sous une passerelle, une sorte d’aqueduc. Le temps que je comprenne que c’était les futurs vainqueurs du 20 kilomètres et que je me gare sur le côté, le groupe a explosé. J’espère vraiment ne pas avoir faussé la course avec cette histoire à dormir debout mais néanmoins absolument véridique.

"La nuit je mens Je prends des trains à travers la plaine" J’ai repris la route vers le train-train du quotidien. Comme j’ai attendu les résultats pour voir la tête des vainqueurs et éventuellement glaner un bâton neuf, la nuit était tombée. J’ai re-raté l’entrée de l’autoroute et me voilà dans la banlieue de Grenoble, mais je ne le dirai à personne.

"La nuit je mens, effrontément" Vraiment à personne

"J'ai dans les bottes des montagnes de questions" Au deuxième couplet, il n’y a qu’une seule question qui se pose : « c’est quoi une hypothermie ? ». Sitôt la ligne d’arrivée franchie, je suis allé me rhabiller mais j’avais des gestes presque incontrôlés. En discutant, j’avais des problèmes pour articuler et les gens me regardaient bizarrement. J’ai pris un verre de thé et j’ai compris. Le thé dansait tout seul dans le gobelet, j’avais beau essayé de me contrôler les tremblements commençaient à me secouer tout le corps, de haut en bas, une sorte de harlem shake façon cold wave. J’ai d’abords mis ça sur le compte de la fatigue, j’en avais plein les bottes. Mais par prudence je suis allé dans la cabane de secours. Là, au chaud, une gentille fée m’a mis une couverture sur les épaules.

"Où subsiste encore ton écho" On a discuté. On a parlé du bon vieux temps. Des amis. De ceux que l’on avait revu, ou pas. J’ai grignoté des gâteaux secs, je lui ai proposé un Ovomaltine (que je pensais avoir dans la poche mais que je n’avais pas en définitive), elle a poliment refusé. Au bout de 20 minutes, j’ai recouvré ma bonne température corporelle. J’ai cherché dans le no man’s land de l’après course, mes skis, mon bâton cassé. Je suis allé rendre le bâton valide à mes bienfaiteurs et j’ai pris la navette sans demander mon reste. "Où subsiste encore ton écho" Il restera là-haut sur Gèves le goût d’une course inachevé même si je suis allé au bout. Il restera là-haut un regret de n’avoir pas su gérer calmement mon premier incident de course de toute ma carrière de fondeur même si au final je n’ai pas perdu énormément de temps. Il restera là-haut l’écho d’une journée de janvier 2012 où je pleurais sur mes skis, en deuil de ma maman. J’en suis sûr, Alain Bashung a écrit « la nuit je mens » juste pour moi, juste pour vous raconter ma Foulée Blanche 2016.