L’Arpettaz de plomb

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L’Arpettaz de plomb

Dans la fontaine où plus rien ne coule depuis des lustres, un chat noir très princier fait sa sieste. En position de sphinx sur une confortable mousse, ses yeux verts et ses pupilles verticales tranchent l’ombre comme un serpent. Il est treize heures sur ce chemin de Grand Style et au nom qu’il porte, on doit pouvoir passer. Impasse. Le chat noir baille mais il doit se marrer de me voir redescendre pour retrouver la route habituelle. L’intuition, ce n’est pas tous les jours le jackpot. En ce qui concerne la superstition, je reste de marbre, ce col est tout juste entamé. D’ailleurs, j’ai eu beaucoup de chance jusqu'ici, quand je n’ai pas attendu à la déchetterie, quand mon magasin de cycle favori* a bien voulu me monter un pneu à 11h45 pour midi.

Revenu dans le droit chemin, je reconnais cette propriété où le mur de soutènement du parc est formé de 1000 petits cailloux. Il me semble plus volumineux que l’an passé. En même temps, le carré de pelouse s’est agrandi dans les mêmes proportions. Les superbes arbres postés juste au-dessus se balancent et agitent leurs feuilles dans ce vent chaud, ils m’encouragent plus au farniente qu’à faire du vélo. Je reste de glace, ce parcours autours d’Ugine je l’ai voulu, et puis j’ai deux gourdes cette année pour ce col de l’Arpettaz qui devrait me régaler.

Le sachet de fromage râpé n’est pas éventré. Marque premier prix, au milieu de la route, sûrement tombé d’un panier de pique-nique, il nargue. Luisant, industriel jusqu’au bout de la matière grasse, il me prend pour une souris. Je lui résiste, le dépasse et…fini par tomber dans le piège. Je reste écolo et je n’ai pas mangé ce matin !  Lucide, j’avais fourgué 3 barres énergétiques dans mon maillot ce matin, alors j’essaie seulement de le glisser dans une poche vide jusqu’à la prochaine poubelle, aux prochaines habitations, sans me tacher ni trop m’attarder, j’ai un horaire de sénateur à tenir.

La première fois, ce panneau a de quoi surprendre. En pleine ascension le « risque d’inondation » fait passer nos préposés savoyards aux ponts et chaussées pour des guignols. J’y mettrais ma main au derrière, y’a pas d’inondation ici, ni d’avalanche à St tropez. Le fou rire d’antan est devenu sourire, maintenant je sais que, juste après, il y a un gué à traverser. Je reste humble, et puis on va descendre encore un peu, rouler à plat, trouver une poubelle hors agglomération pour déposer mon copain le fromage aggloméré qui commence à empester. La prochaine fois j’essaierai de placer conglomérat dans la discussion.

C’est maintenant un quad qui me tourne autour. Je l’entends vrombir deux virages plus bas comme un bourdon. Il double, envoie un sms, me redouble, cherche ses potes, une ruche pour un anniversaire, une abeille pour lui conter fleurette. Je reste soft. La musique me protège les oreilles, les lacets s’enchainent. J’aime cette route en forme d’escalier de service qui grimpe depuis la piste cyclable jusque sous le toit des Aravis. Elle vous fait visiter cet immeuble de plus de mille mètres de haut et passe en revue tous les étages de la végétation alpine, jusqu’au mont Charvin. Au rez de chaussée, le collinéen où habitent les vignes et les vergers. Puis le montagnard, territoires des champs et des feuillus. Le subalpin, où s’entremêlent les mélèzes et les résineux classiques, enfin l’alpin, où seuls les pins arolles et la lande ont le droit de cité (!), étage que j’atteindrai tout à l’heure au bout des 16 kilomètres à 9%.

Ne soyez pas impatient, pour l’instant on est au Mont-dessus mais il est bien en dessous du sommet. Unique hameau sur la montée, il revit d’année en année. Ça rénove, ça agrandit, du vieux avec du neuf, et je jurerai qu’il a pris de l’embonpoint avec ces garages qui débordent dans le champ. Même la chapelle a pris du ventre, elle a fait craquer son vieux crépi et n’accueille certainement plus grand monde vu l’état de sa toiture. Je reste admiratif de ces vieilles pierres encore debout. Hormis un duo de maçon qui coffre une dalle, il n’y a pas âme qui vive, mais les effluves de dessert et de café se mélangent à l’odeur des orties et des foins du bord de route. Tiens je me ferais bien une barre énergétique, un ragréage pour l’estomac qui commence à gargouiller, il ne faut pas rester sur sa faim !

D’un recoin à l’autre, rien n’est régulier. La route, tracée à la main pour le plaisir de vos jambes comme de vos yeux, fait le pitre à travers bois. D’un versant à l’autre, chaque épingle se termine par un petit palier de service, chaque palier annonce un petit raidillon. Il a des allures de col du Joly, mais en plus étroit. Un bout d’escalier de meunier à quart tournant où la petite rampe pour se tenir est à 13% et arrive le fameux panneau qui annonce que le col est ouvert. C’est une bonne nouvelle en ce mois d’aout, mais je reste pensif sur les points d’interrogations dessinés à la main et au marker noir, juste en face du nombre de kilomètre curieusement absent. Sans doute une coquetterie de nos préposés, reconvertis des zones inondables vers la protection mentale des cyclistes. Je reste sceptique parce que je suis dans le rouge et surtout, j’ai entamé ma deuxième gourde.

Malgré les sous-bois, je suis en sueur et dégouline allègrement. Preuve de la chaleur accablante, un lézard fait la course à mes côtés. Soit il a chaud (l’asphalte doit être brûlant), soit c’est un supporter courant aux côtés de son idole du Tour de France. Si vraiment il avait chaud il bifurquerait dans l’herbe, alors, c’est un fan et il joue son rôle à fond. Restant à hauteur de ma roue avant, il me surveille de ses deux yeux globuleux, la langue bien pendue, mais je refuse un coup de patte. J’accélère, parce que je ne suis même à fond, passe de 9 à 10 kilomètres heure sur 10 mètres et dépose mon afficionados…Qui est immédiatement remplacé par une sauterelle bondissante. On tourne Minuscule 2 ou quoi ? Elle est moins prévisible dans sa trajectoire. Obligé de faire un écart, j’ai bien envie de m’énerver mais je reste de glace, un drone de libellule (merci Patrick pour cette licence poétique) est là pour immortaliser la scène.

Le chien allait démarrer mais il a dit « reste assis, pas bouger ». Devant son camping-car, la voix de son maître est efficace et le toutou n’a pas bougé. Ayant anticipé la situation d’une course folle entre mes mollets et ses crocs, en approche, j’avais ôté les écouteurs et envisagé une mise en garde en me mettant en danseuse. Le véhicule délicatement garé en descente, la table et la chaise pliante promettait un professionnel, et il l’était. J’ai même dit merci, mais il n’a pas dû entendre. Je reste coi, mais mes mollets de coq sont saufs. Encore quelques virages et il aura le droit d’être tranquille dans ce petit coin de paradis sans qu’un cycliste à la noix ne vienne le déranger.

Dernier étage. Grimper tous ces escaliers m’a fatigué, mais la lande est au rendez-vous. Bruyères et gentianes sont de sorties. Les chardons aussi. Là, à découvert sous le soleil, Arpettaz de plomb (oui, c’est de ce côté qu’il fallait chercher le titre !). 14h30, 30°C, exposition plein sud, traînant le soleil sur le dos, raccourcissant mon ombre à chaque coup de pédale, on pourrait imaginer un cocktail idéal pour me faire mal, mais c’est du côté du genou gauche que vient ma grogne. Il grince. Depuis 15 jours l’arthrose gagne la partie, elle en est au stade 2. On ne parle pas d’une émission de télé des années 80 mais c’est pour dire que je n’ai plus de cartilage ni de ménisque, os contre os ! Après 30 ans de calme, elle a emballé le match sans prévenir, en plein confinement, quand je me régalais à marcher.

Je suis ici en sursis, bourré d’anti inflammatoires, mais cela se terminera certainement en prothèse après quelques infiltrations, dans quelques mois. Arpettaz de plomb parce que chargé d’anti douleur, je ne monte pas plus vite que d’habitude. Mon vélo de plume et mon pédalage de bourrin ne changent rien, le match n’est plus sur ce terrain. Arpettaz de plomb parce que si un jour je ne devais plus vivre ça, alors je serais malheureux, comme ce panneau « cassis » à quelques mètres du sommet. Décidément, nos préposés psychologues en zone inondable ont de l’humour. Considérer l’Arpettaz comme un dos d’âne il fallait y penser. Je me retourne une dernière fois, sur le massif de la Belle Etoile surmonté d’un nuage en forme de bonne étoile et j’espère avoir le même regard sur mon passé.

Kipling ne m’a pas tout avoué. Je serai un homme mon fils mais pour combien de fois ? Je me suis relevé de cette petite mort d’après ski sans trop de souci, mais si je dois vivre sans sport, serai-je assez sage ? Un faucon crécerelle en vol stationnaire guette, puis fait un piqué sur sa proie. Raté. Il se repositionne et guette de nouveau, c’est une question de survie. Je reste là, bouche bée, ramasse un papier gras ou deux puis me fait enlacer par les grands lacets d’Hery sur Ugine. La descente, il n’y a plus que ça de vrai. Je survivrai.

La vieille grange abandonnée, ferait le bonheur d’un promoteur avec une vue imprenable sur la vallée et ce petit chemin qui s'enfuit me fait bien envie, mais ma liberté conditionnelle va expirer. Encore tourner les jambes, voir ce genou gonflé au bout de trois heures. Il faut descendre de vélo, prendre une douche Rozaire, du nom de son inventeur qui, au cul du camion avec un jerrycan d’eau tiède et une serviette, vous refait un homme. Demain j’ai infiltration, c’est fini la récré. *culture vélo Albertville