Le Chemin

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Le Chemin

Pour la photo il pose là, au fond de sa vallée, comme un escalier qui grimpe vers les alpages. Il a toujours posé là, entre les prés et la gorge abrupte du ruisseau. Depuis le temps, il a appris à se faire tout petit laissant le champ libre de s’étirer jusqu’à la forêt. De pied en cape, il entre tout entier dans un cadre d’épicéas montant jusqu’au ciel. Parfois blanc cotonneux, de bourgeons et de fleurs, d’herbes hautes en été, cet automne il est couvert de feuilles d’or et de cuivre. Il dit qu’il s’appelle la Turne. On ne sait pas ce que cela veut dire ni depuis quand il est là, les pieds dans la vallée et la tête dans les nuages. Les gens disent que c’est parce qu’il était mal fréquenté, mais moi j’aime bien venir le voir pour qu’il me raconte son histoire, le temps d’un portrait en tête à tête reposée.

Par coquetterie pour la photo, il a caché ses pieds dessous la mousse et les arbustes, mais on distingue bien ses grandes jambes qui sillonnent la pente de ferme en ferme. On cherche ses premiers pas, comme on cherche ses premiers mots, quelques roches sagement rangées battent le pavé et ouvrent la voie. Posées là sur pivots, entretenues depuis la nuit des temps par quelques bonnes intentions, déracinées par la remue des troupeaux, elles ne sont plus légions. Plus haut, il déroule sa colonne vertébrale. Au fil du temps elle lordose entre les gros blocs de granit qu’un petit Poucet de glacier a disséminé. Encore plus haut, engoncé dans des talus devenus trop grands, il s’enfonce dans son habit de pierre usé jusqu’à la corde. Toujours plus haut, Il surgit dans mes souvenirs d’enfance au milieu d’une carrière d’ardoises. Encore hier, sur ces grandes dalles d’une toise, on se mettait au chaud. C’était sous le soleil de septembre, aux côtés de ma grand-mère on surveillait les vaches à l’école buissonnière.

Pour la photo il a figé son sourire. Il voulait être un paysage de montagne entretenu, avoir une lande soyeuse, fine et délicate. Il voulait se parer de framboises rouges, d’appétissantes myrtilles, grosses comme le bout de mon petit doigt. Il voulait se parfumer d’un savant mélange de fougères, de rhodos, de genévriers et de bruyères, mais il n’en n’a pas eu le loisir. Trop vaste de tous ces petits chemins qui allaient de chalets en chalets, la vie a ralenti et le temps l’a dépassé. Il ne sent plus le café à l’ancienne mais la grange vide et la porte close. Sa trace immuable en vient à se perdre. Ses pensées vagabondent entre chiens et loups au milieu des ronces. Il a quelques absences, tourneboulé par une piste de ski, par une exploitation forestière. La vieille cicatrice d’une route lui ferme le visage mais il s’illumine à nouveau quand ses yeux regardent la vallée jusqu’au bout du monde.

Pour la photo il s’est tût. Des feuilles mortes s’écroulent en chuchotant les secrets de son histoire peuplée de bruits de bottes, de galoches et de souliers du dimanche descendus quatre à quatre pour aller à la messe du chef lieu. Il résonne encore des grolles cloutées, couronne de pain sous le bras, du souffle des brodequins portant cigarette de maïs au bec, marchant de travers pour s’aider à la montée. Un à un ils sont redescendus et ils l’ont oublié. Partis pour l’usine ou pour un ailleurs, mais certainement pour toujours. Du haut de leurs véhicules tous terrains les chasseurs cueilleurs l’ignore, prennent la route et font le tour. D’autres sont venus courir et marcher sans bruits, glissants de baskets en espadrilles sur un tapis de lichens. Il les regarde sans les connaître, amer, comme on regarde les années défiler sans regretter un bien âpre passé.

Pour la photo il s’est fait beau. Dans son impeccable costume de saison, il a coiffé son béret de neige, arrangé sa barbe de roseaux, redressé ses larges épaules qui supportent les siècles. Gardant ses secrets de silice, il a tiré les clôtures et les murets à quatre épingles autours de quelques ruines et soufflé l’herbe dans les prés. Un dernier regard malicieux vers les granges restaurées et clic, l’oiseau s’est envolé. Doucement l’image se dépose là, à ses pieds, épitaphe d’un chemin du paradis.