J’arrivais le matin même, ou la veille tard le soir, à l’hôtel de la vieille poste sans avoir réservé. Je fartais mes skis dans le sous-sol, je mangeais de la soupe, des pâtes sans sauce et une salade de fruit, on buvait un verre de rouge quand j’étais accompagné par la dream team. Je dormais mal, je regardais la télé et je prenais un petit dej qui me restait en travers. J’arrivais trop tôt sur le parking désert, je me changeais dans mon bus, je mettais des vêtements thermiques trop chauds et je ne m’échauffais pratiquement pas. Je n’avais qu’une paire de ski et j’hésitais jusqu’à la dernière seconde quand j’en avais deux, je débarquais alors sur la grille de départ comme un novice, placé tout au fond des traces.
On me saluait comme un extraterrestre, on m’encourageait et je faisais mes premiers kilomètres de la saison en course, 42 kilomètres avec mon passé de sportif. Il faisait -20, il y avait de la neige, je découvrais des pistes et la course finie, je retournais au bus pour enfiler mon sous pull en laine qui me tenait chaud. Les jambes encore raides j’allais regarder les résultats et mon classement intriguait plus que celui des vrais vainqueurs. Content d’avoir prouvé qu’un alpin savait se faire mal j’allais manger dans la grande salle où on me servait un plateau-repas de soupe de pates et de fromage comme tout le monde.
Les bras et le visage engourdis, j’écoutais les histoires de course, on faisait des photos parce que « mon père ne va pas croire que je vous ai vu ! ». Je repartais fourbu, je chantais plus fort que l’auto-radio la chanson de la Grande Sophie « on savait que ça n’allait pas durer » avant de rentrer incognito aux Saisies, rattraper les affaires courantes dans mon bureau. Dans la soirée j’allais sur le site du Marathon, rechercher les résultats et les photos pour les acheter (les photos, pas les résultats), parfois les commenter (les résultats pas les photos), parfois les regretter (les photos et les résultats). Le lendemain tout rentrait dans l’ordre et on m’avait oublié.
Oui, mais ça c’était avant. Maintenant je descends au St Charles où j’ai réservé, deux bonnes heures avant, une chambre 4 étoiles. Je suis parti de chez moi un peu plus tôt pour aller prendre mon dossard que j’ai enregistré cet été quand on imaginait un hiver plein de neige. Au bureau d’inscription on attend avec plaisir l’initié que je suis devenu et je récupère le petit cadeau de bienvenue, un grattoir à neige que j’espère utiliser prochainement. De retour à l’hôtel, je m’installe sans souci d’intendance parce que mes skis sont prêts depuis longtemps. Après l’apéro, hydratant à souhait, le menu déroule un steak tartare, des pâtes demi lunes à la crème, un double dessert de tiramisu et de crème brulée, un repas associé à un magnifique Gevrey-Chambertain de 2012, partagé allègrement avec mon attachée de presse. Je m’endors aussitôt, je sais, ce n’est pas très galant mais tellement efficace pour se requinquer. Le matin je grignote des amandes avec des abricots sans me précipiter et quand j’arrive au pied de la piste je ne suis plus le premier. Je retrouve des compagnons d’échappées, des Masters mordus d’adrénaline, des dilettantes de l’entraînement et quelques lecteurs assidus de mes pérégrinations sur la planète du ski nordique longue distance. J’engage un bel échauffement et à force de parler à droite et à gauche, je suis toujours mal placé sur la grille !
Cela n’a pas d’importance, je vais en baver tout pareil. Après sept années de participation je sais ce qui m’attend sauf cette année parce que le parcours a été modifié. On a droit à une visite sur les hauts de Bessans en remontant la Vallée d’Avérole jusqu’à Vincendières et ce n’est pas un jeu de mots bizarres que j’ai sur le départ mais juste une inquiétude sur le sens du mot « remonter ». Après un lancer tout tranquille, entièrement rassuré par une glisse démoniaque, la découverte de cette boucle sous les mélèzes rend le marathon moins monotone et donne des allures de haute montagne à ma rando. Mon fan club omniprésent est dispersé aux quatre coins de la vallée, il lance du « Allez Franck, on est pas bien là ?!» à tout bout de champ et surveille ma cadence de glisse. Décramponnant mes adversaires du jour, je me retrouve seul pour les 7 derniers kilomètres. Je lève la tête et le pied. Le rythme m’endort jusqu’aux derniers 800 mètres, où, au hasard d’une boucle je remarque qu’un groupe revient sur moi. Je dois véritablement me faire violence pour repartir, m’arracher pour ne pas me faire doubler parce que j’ai toujours ma fierté.
Le moral vacille mais je sais que j’ai encore une chance de les tenir alors je la joue vieux briscard. Placement, gestion de la glisse, amplitude du mouvement, lancement du sprint jusqu’à la ligne où un ski qui ne m’appartient pas me passe par la droite. Poignées de mains, journalistes, photos, à ma place (58 ième en 2H08, à 22 minutes du trio vainqueur Haute Savoie Nordique) je fais maintenant pleinement partie de cette histoire.
Je n’ai pas trop mal aux jambes parce que je m’entraîne presque deux fois par semaine, je fais du ski-roue, des séances fractionnées en avant saison. Dix minutes plus tard je me glisse dans une confortable doudoune aux couleurs du Gel Team Rossignol, pendant que d’un réseau à l’autre, les performances fusent sur la toile et jusque dans les lignes du Dauhiné le lendemain matin. Mon attaché de presse se charge des photos et on se donne rendez-vous à la prochaine, l’envie de flâner en Maurienne me fait faire l’impasse sur la pasta party. Le bus repart donc avec sa boite devenue automatique, comme ça j’ai le temps de regarder les montagnes avec le sentiment que le ski alpin et le ski nordique font maintenant bon ménage. Ce n’est plus la Grande Sophie que j’écoute mais France Inter et le problème des perturbateurs endocriniens me fait dire comme un gamin « oui mais moi j’ai fait Bessans ! ».