A Font d’Urle, le vent.

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A Font d’Urle, le vent.

La route se couvre de pierre. Au milieu de virages étroits, des encorbellements karstiques descendent jusqu’au parapet, de grandes masses calcaires se penchent au dessus du vide et tombent dans l’abîme. Mes phares se contentent de ce halo de paysage fantasmagorique et cherchent seulement à sortir du défilé, il est une heure du matin au Col de la Machine. On est dans le sud Vercors et après le tunnel c’est l’hôtel. Normalement. Un vent froid m’accueille devant la façade et je plonge la main dans la poche pour trouver le code griffonné sur un bout de papier. Mes yeux confondent l’étoile et le dièse et je reste bloqué deux fois devant la porte close. Le vent devient glacial et c’est plutôt un remake de Shining qui se joue. Concentré, le troisième essai est le bon. Je rentre en silence, grimpe au deuxième étage, la clé de la 8 est sur la porte, comme prévu. Si j’arrive à une heure aussi tardive, c’est la faute à un entrainement poussé à l’extrême ces trois derniers jours, je n’ai pas fait le métier comme on dit dans le jargon. D’abord j’ai déserté les pistes de ski de fond pour taquiner de la courbe en ski alpin. Aux Saisies, mais aussi du côté des Contamines et du Col du Joly, cher pays de mon enfance. Neige de rêve, météo idyllique, des potes skieurs, je m’en suis mis plein les jambes. Ensuite, la nuit j’ai déserté les heures de sommeil pour taquiner de la boule de bowling et du mojito. Auteur du seul strike de la partie, une ambiance qui tourne à la franche rigolade, les mêmes potes joueurs, je me suis amusé jusqu’à plus soif. Ce soir aussi était festif, l’anniversaire d’une véritable princesse était au programme, mais les impératifs de ce marathon de ski de fond m’ont contraint à quitter une table somptueuse, couverte de truite fumée et autre foie gras poêlé sur pain d’épice, pour un sandwich et 3 heures de route.

Un peu perdu un peu naze je n’ai pas traîné pour m’endormir dans ma boite de jazz mais porté par ce rythme endiablé, je me suis levé à 6H30, ¾ d’heure avant le réveil. J’ai fait l’inventaire de mes affaires de course, posé mes chaussures sur le radiateur avant de descendre pour le petit déjeuner de 7H15.  Une heure plus tard j’étais à pied d’œuvre sur le parking, en train de mettre en place une stratégie pour le choix de mon matériel. Abondance de bien ne nuit pas, j’avais 3 paires de skis à tester : du froid, du moins froid  et du vieux. Après délibération et copiage sur les concurrents, j’ai choisi le moins froid, ce qui s’avèrera le bon choix parce que un voile de nuage gris souris est venu réchauffer le secteur. Encore quelques petits mouvements, encore quelques recommandations  à propos de la fin de parcours « qui est terrible » et  à 9 heures, dossard 31 sur le dos, j’ai pris le départ de ce marathon de Font d’Urle.

Inconnu à mon palmarès, je découvre les premiers kilomètres de ce site en suivant au train le serpent de coureurs multicolores qui s’étire sur les lacets de Chaud Clapier. Je glisse correctement mais le relief est très vallonné comme ils disent par ici. En vérité on parle plutôt de relief marqué quand on rencontre des montées où je marche et des descentes où il faut freiner. Fort logiquement, après avoir tenté de suivre le premier groupe,  je lève le pied par principe de précaution. On se retrouve à quatre pour travailler à l’unisson dans Cholonge, le Col de la Baume et Vauneyre. Je fais les stops ravitaillements, taille un peu la bavette avec les bénévoles et reviens me glisser en fin de groupe. J’ai quelques doutes sur mon « entraînement » mais après un passage à vide je dois reconnaître que le phénomène de compensation fonctionne. Dans la plaine d’Herbounouse, le relief se dégage, je lève la tête mais ne vois rien. Je remarque seulement qu’ici les noms sont bizarres et il y en aura plein d’autres comme cela tout au long du parcours. J’ai l’impression de découvrir une langue à part  où le vent a fait se téléscoper les mots, haché menu quelques syllabes. Herbe ou mousse sont devenus Herbounouse par exemple.

J’étais en pleine considération pour savoir ce que Crobache pouvait bien vouloir dire quand un avion nous a dépassé en pleine descente. Elle était grande, les cheveux longs avec son numéro 4 et si moi je glissais bien, elle, elle volait ! J’ai d’abord pensé qu’elle arrivait d’un autre parcours (il faut bien se trouver une excuse !) et puis les copains ont décidé de la suivre juste au moment où je prenais une grenadine à un ravitaillement. J’ai cravaché pour revenir et puis on est resté sur ses talons pendant quelques bornes. Une fois à son rythme, on a pris quelques relais mais elle allait vraiment vite (il faut bien se trouver une autre excuse !). Le chemin était plat, régulier et je traquais la moindre économie d’énergie pour la suivre. Au panneau qui annonçait 8 kilomètres (encore à faire), le gars sur le côté nous a dit « Allez c’est bien, maintenant c’est le plus dur ». J’ai levé la tête et effectivement on était sur le col du retour, vers Lente ou Jujufrey. Avoir du jus, être frais, je n’ai pas vraiment cherché à comprendre ce que cela voulait dire, j’ai mis ma respiration en position métronome, deux blanches pour une noire, une inspiration pour deux expirations et la musique a duré 20 bonnes minutes.

C’était la première fois que j’arrivais à le faire et j’étais trop content de moi, mais le caméraman nous a lâché, Manon a lâché, le gars en rouge a mené le train, le gars en noir m’a suivi et épingle après épingle je n’ai fait que respirer. « 3 kilomètres c’est pas encore bon, c’est mieux que 4 mais c’est moins bien que 2 ». La phrase de mon père tourne dans ma tête et après un relai d’honneur, je dois me rendre à l’évidence, mes compères sont plus forts. Je les laisse prendre 100 mètres d’avance et stabilise l’écart dans le dernier replat jusqu’à ce que dans le dernier virage 30 mètres avant la ligne d’arrivée, au moment du sprint ils se gênent et tombent tous les deux me laissant une voie royale pour prendre la 28 ième place en 2H03 à 22 minutes des vainqueurs, quatrième fille et deuxième vieux, mais premier de ma catégorie.

Il y en a qui vont encore dire que le texte est trop long mais toujours est-il qu’après avoir reçu les félicitations du jury et m’être changé, je me suis retrouvé sur un scooter pour visiter la station. Ici, pas de rue ni de commerce à voir, alors, à travers piste, on est monté au ciel. Derrière nous une chaine de petites montagnes toute rondes nous cache de Romans, à Droite le baraquement polaire de Font d’Urle encercle une place vide et se tapit sous le vent, à droite encore, le sommet d’une falaise qui descend à pic vers la Drôme de Die et de Valence, devant nous la forêt à perte de vue sans un lotissement ni une égratignure, à gauche le Vercors dans toute sa longueur jusqu’aux Alpes.

Dans cet endroit où hurle le vent et qui n’a que les os sur la peau, j’ai pensé à ma fable favorite de La Fontaine, celle du loup et du chien, les yeux vers l’horizon j’ai retrouvé ici ce sentiment très précieux qu’est la liberté.