Une endive au jambon qui traîne dans une assiette, du foie de veau qui vous fait manquer de courage, des épinards tout en branches mais sans crème et qui vous font grincer des dents, dans ce petit inventaire de moments délicieux il y a à chaque fois, des enfants au bout de leur fourchette qui font la moue. Des abats, genre cervelle aux câpres, des tripes qui sont paraît-il à la mode à Caen, du coeur de bœuf (je ne parle pas de tomates), c’est l’heure du repas ou plutôt c’était l’heure du repas. Un peu de dégoût parce que l’on n’aime pas ce qui est présenté et cela discute sérieux sur le fond et la forme de nos écoelles. Des aspics bien gélatineux avec des trucs englués à l’intérieur, l’odeur d’un poisson qui vous arrête, une soupe avec de gros yeux qui vous regardent faire la grimace et nous voilà en train de tergiverser, de jouer la montre vers une sortie de table sans manger avant les prolongations. Sans jamais faire offense à sa cuisine, on se tournait vers la cuisinière pour entamer des pourparlers et tenter de lui faire avaler notre soudain manque d’appétit. Saluant son incroyable talent pour nous faire manger en un rien de temps toute cette bonne gastronomie Française, elle semblait représenter l’autorité compétente pour recevoir nos doléances et nous délivrer une sortie de territoire en bonne et due forme. Seulement voilà, dès nos premiers mots de marchandage, de l’autre côté de la table il y avait un Papa qui dégainait sur un ton à la fois dépité et satyrique une phrase imparable qui me traverse l’esprit encore aujourd’hui, « en cas de conflit tu y (c’est un papa savoyard) mangerais bien ! Allez, hop ! ».
La meilleure défense c’est l’attaque alors on se lançait : "dis Papa, c’est quoi un conflit ?"
C’est vrai, pourquoi ce mot ? Il aurait pu dire « en cas de guerre », mais on aurait eu peur, et puis la guerre on n’y était pas et ça n’arrive pas comme ça. Il faut l’armée, il faut qu’on nous attaque et on est des gentils, nous. On ne peut pas nous attaquer pour un rien, pour un si petit plat cuisiné et puis Mémé elle a dit que la guerre c’était fini et qu’ils n’en feraient plus. Le conflit par contre c’est possible, c’est moins franc que la guerre, ça ne se déclare pas. Ce n’est pas forcément armé mais ça sent la tension, la pénurie et la restriction ce qui implique une frustration, un manque de choix.
Il aurait pu dire « en cas de famine » mais la famine c’est trop grave. On aurait imaginé le Biafra, le Sahel, la Somalie, partout le soleil et la sècheresse pour toujours, dans l’assiette il n’y aurait plus rien, en cas de famine on serait déjà parti ou mort. La famine ça n’aurait pas été crédible et on se serait dit que dans nos montagnes il y aura toujours de l’eau et des trucs à manger. En revanche le conflit c’est acceptable autour d’une table et cela te fait réfléchir sur la chance que tu as de pouvoir manger à ta faim avec le luxe de choisir la plupart du temps ce que tu veux.
Il aurait pu dire « en cas problème » mais là ce n’était pas assez fort, on aurait rigolé. Un problème ça ne peut pas t’obliger à manger. En plus il peut être contourné, il peut être discuté parce qu’un problème se résout, parfois avec une bonne baffe mais il se résout. Un conflit ça ne se résout pas très bien. On ne sait pas qui à tort qui à raison, il y avait les Israéliens contre les Palestiniens il y avait le Liban où ils se battaient entre eux, des histoires de conflits suffisamment crédibles pour te dire, oui, qu’es-ce que je ferais dans ce cas ?
Il aurait pu dire « en cas de contentieux », mais on n’aurait pas compris. Un contentieux c’est vieux, c’est des vieilles histoires dont on ne connaît pas l’origine, c’est un mot fait pour les avocats et la justice, pour des choses que l’on ne voit pas. Là, de toute évidence, le plat était bien réel, exactement comme le conflit, c’était du concret. Il y avait des images à la télé, des journalistes qui en parlaient, c’était l’actualité, c’était déjà installé dans ton quotidien à défaut d’être dans ton assiette. Il aurait pu dire « en cas d’affrontement », mais dans la bouche de ce papa ce mot n’aurait pas bien sonné, ça aurait manqué d’urgence, ce n’était pas assez impératif et puis l’affrontement ça ne dure pas longtemps. Le temps de se bagarrer et on aurait pu patienter, faire sauter le repas, attendre demain pour manger. Le temps d’une petite diète, d’un petit « file te coucher sans manger » et on serait revenu au petit-déjeuner un peu penaud mais certainement affamé. Le conflit ça dure, parfois ça s’éternise et quand il se tait enfin, il laisse la place à des sentiments comme la rancune et la tristesse, et nous on ne voulait pas se fâcher pour un si petit plat.
- Mon p’tit garçon, le conflit c’est pas compliqué, tu manges ce qu’il y a !
Alors voilà, sans attendre d’autres explications, à chaque fois qu’il a dit « en cas de conflit », on a mangé. Qu’il soit psychologique, d’intérêt, social ou à caractère familial, un conflit a parfois des issues étonnantes parce que derrière ce mot suffisamment intriguant à nos yeux on a finalement mangé de tout. Sans trop se forcer, souvent à contre coeur, parfois seulement pour goûter mais à chaque fois un petit bout, des petites bouchées qui me permettent de dire aujourd’hui qu’en cas de conflit je suis paré : je mange de tout.