La première fois était caniculaire, on avait fait un circuit raccourci et pris à l’envers les cols les plus endurcis en suivant les instructions pour ne pas subir les chaleurs de l’été et les relents d’asphalte. Invité à rencontrer cette cyclo extraordinaire en pleine Loire au milieu des Copains, j’avais mis la main sur ce défi entre potes. Petite précision, n’entre pas dans ce classement les 2700 cyclistes présents mais uniquement un cercle restreint de trois larrons en foire : un ancien champion de ski (le Bon), un ancien champion de vélo il me semble (la Brute) et un ancien champion de musique je crois (le Truand). J’avais retrouvé mes traces de ski de fond au sommet du col des Supeyres, des sensations de course dans la descente vers Ambert et tout semblait facile, mais mon écrasante victoire allait réclamer une revanche.
La deuxième fois, c’était sur la vraie cyclo que l’on avait randonné, pendant 155 kilomètres et 3200 mètres de dénivelé. Il n’y avait pas vraiment eu de revanche et à force de les attendre je m’étais retrouvé isolé largement en tête de notre groupetto, prêt à chambrer à tout va, ces potes rentrés plus tard que moi et irrémédiablement rangé dans le même ordre que le titre du film, le Bon la Brute et le Truand, mais je vous ai déjà raconté ça il me semble.
Cette troisième fois n’était donc pas une belle mais juste une échappée, un défi à relever dans la grisaille de ce mois de juillet qui débutait. De mon côté, j‘ai travaillé à l’envers, bousculé les codes de l’entraînement sans envisager être capable de tenir la route pour ce rendez-vous puisque je ne pensais même pas y participer. Face aux milliers de kilomètres nécessaires pour se faire plaisir dans ce type de sortie, J’avais chaussé 7 fois le vélo, ignoré le plat et aligné 350 kilomètres de montagne autour du Beaufortain par les petites routes. De plus, j’avais eu l’impression que tous les éléments s'étaient ligués contre moi notamment avec deux crevaisons dont une au premier kilomètre de la première sortie. Pour la petite histoire, on n’avait pas de chambre de rechange ni d’outils et on est quasiment rentré à pied. La pluie et la chaleur n’étaient pas en reste pour me dissuader de pédaler et je me suis contenté de menus travaux de bucheronnage en famille. Heureusement, il me restait dans les pattes un foncier tiré d’une saison de ski de fond palpitante, un fond de roulement capable de contenir les attaques de mes compères. En conclusion, je me suis inscrit à reculons, une semaine avant la date fatidique, entre deux sépultures douloureuses uniquement là pour me montrer combien la vie est belle.
De son côté la Brute avait subi le même programme à quelques exceptions près. Il disposait d’un terrain d’entraînement plus favorable et d’un outil de travail extrêmement performant, 6,7 kg de légèreté et de puissance qu’il m’avait autorisé un jour à piloter, certainement pour prendre un ascendant psychologique. Il avait par ailleurs migré régulièrement dans le Sud pour abattre des cloisons et faire quelques bornes sous les mimosas entre deux rounds de rénovation. Quant au Truand (!) grâce à son travail en or, il accumulait la veille de l’épreuve un magot substantiel de 1300 kilomètres ce à quoi il fallait rajouter 250 kilomètres de VTT et du temps libre à ne plus savoir qu’en faire !
Pris au jeu du « cap ou pas cap » chacun a poussé l’autre vers le départ en ce dimanche 7 juillet. Le réveil aux aurores, la route glissante, 12 degrés à l’extérieur, pour calmer le jeu on a tout de suite décidé de bloquer nos compteurs sur l’option 115 kilomètres, parcours raccourci de 2300 de dénivelé quand même. On retrouve Ambert qui se réchauffe sous un crachin breton, 2800 copains font un clapping pour les 750 bénévoles et à huit heures la grande troupe s’élance sans arrières pensées. Le Truand semble immédiatement à l’aise, menant les débats et provoquant le doute dans nos têtes. Et si c’était la bonne ? Et si il avait enfin trouvé la bonne formule pour nous déposer ? J’emboite le pas, joue du pignon et de l’embrayage jusqu’à la bifurcation séparant la route des Copains (155 kms) de celle de la Forézienne (115 kms). Mains et pieds congelés, le cerveau engourdi, je profite d’une descente pour me porter à sa hauteur en lui demandant d’attendre la Brute. Le froid lui donne un sourire presque mesquin et il tente de me faire croire qu’il est devant. Je lui confirme que celui qui tient mon destin entre ses mains avec le kit anti crevaison sous la selle est bien derrière nous et qu’il faut s’accorder un répit. Le regroupement se fait au pied du Col du Chansert où je ne tarde pas à m’échapper mais juste le temps d’une montée. Au sommet, abrité sous la tente du ravitaillement et bien décidé à faire enfin une course d’équipe, je les attends et je vois défiler toutes les catégories du peloton. Les « jambes rasées », les « bons», les « collant-pipette», les « fourme et saucisson», les « jeunes », les « anciens », les « technique », les « tactiques », finalement tous n’ont qu’un seul point commun : un beau vélo. Posé méticuleusement, nettoyé, bichonné, à l’écoute du moindre bruit suspect, il est le sujet de toute leur attention avant même leur rythme cardiaque et quand tu commences à discuter, ils te racontent souvent son histoire, l’histoire de ce compagnon de route à qui tu parles comme à une personne dans tes longs raids solitaires, un Jolly Jumper à deux roues capable d’écouter absolument tous tes monologues sans grincer, une bête de somme pour subir tes coups de sang comme tes envolées lyriques.
Dix minutes plus tard, ils arrivent dans l’ordre habituel des choses. A leur tour ils font le plein, expliquent tant bien que mal un tel retard et la descente se fait. Sans pédaler et avec vigilance on rejoint le pied du Col des Supeyres. La brume se lève, dévoile un décor de rêve sur une forêt magnifique, verte et luisante de fraîcheur. Sitôt arrivé en bas au pont de la Fortiche (pour les connaisseurs c’est là où il y avait une boîte de nuit), sitôt il faut remonter. Le temps que je pose mon coupe vent et voilà le Truand parti sans demander son reste. La Brute me dit « Laisse, je le connais, il va craquer» et on commence l’ascension de 14 kms dans ce pays que j’adore, chargé de souvenirs de Jasseries et de ski de fond. Comme dans le col précédent mon rythme est bon et je reprends rapidement notre fugitif en jouant un peu au chat et à la souris. Passant tour à tour ceux qui m’ont dépassé pendant ma pause, je conserve une cadence de pédalage élevée tout en m’extasiant du paysage. Au sommet, l’histoire se répète et il faut dix minutes pour que la Brute pointe le bout de ses pédales, le cocktail descente-froid-montée a grippé la machine mais l’explosion en vol du troisième larron suffit à son bonheur. On s’avance tous les deux vers le ravito quand on est rattrapé par la tête de course du grand parcours. Ca envoie du gros, mais en descente ils sont prenables, c’est dommage, on les aurait bien suivi mais on a dit que l’on faisait une course de Copains. Allez, un morceau de Fourme au col de Baracuchet et l’instinct de compétition disparait. C’est d’autant plus vrai qu’un camion de pompiers déboule toutes sirènes dehors et nous coupe l’envie de jouer les équilibristes.
Repus, on repart sur de bonnes bases avec une belle descente vers St Anthème. Dans la sortie d’un virage, les pompiers de tout à l’heure portent secours à un concurrent. La couverture de survie et la perfusion nous font ralentir la cadence pendant 2 kilomètres et puis quelques bolides du 155 kilomètres nous dépassent. On joue avec eux aux cows boys et aux indiens dans les rues du village quand je me souviens qu’il reste la dernière difficulté de la journée le Col de Chougoirand. L’an dernier, dans ces 6 kilomètres d’ascension, j’avais souffert de crampes et il s’agirait de ne pas se griller si près du but. Même constat pour la Brute qui a déjà rangé ses biscottos et qui n’est plus dans ma roue. Après les lignes droites, je reprends mon rythme dans les premiers lacets et fait illusion auprès des novices qui me pensent en route pour la grande boucle. Au sommet, le vent m’oblige à enchaîner dans les roues de mes compagnons du moment. Absolument désolé et terriblement triste de ne pas pouvoir attendre le reste de ma troupe, je plonge vers l’arrivée, vers 9 kilomètres de pur délire avec une route large, toute neuve et des virages de formule 1, même le soleil est de la partie pour un happy end sur ce défi relevé. Une fois déchaussé et un peu restauré je retourne vers la ligne d’arrivée, histoire de faire une photo de mes copains en perdition mais j’ai à peine le temps d’armer le téléphone que la Brute est déjà passée ! Avec sa malice et sa science de la trajectoire, il a suivi un gars qui faisait le métier et a fini en boulet de canon à moins de dix minutes de mon « chrono ». Avant que vous me preniez pour un crack, sachez que les meilleurs sont arrivés depuis plus d’une heure et demie et que ceux du 155 km nous ont repris 50 bornes, ça calme !
Le Truand sera un peu plus long à attendre mais on pense qu’il a fait exprès de traîner. Comme il a gardé les clés de la voiture et nous a désorienté en se plaçant dans un nouveau parking, on tournait en rond dans le village des sponsors quand j’ai reçu un coup de fil. C’était lui et il nous attendait à la voiture ! Pour ne pas avoir l’air bête on a demandé notre chemin et on s’est retrouvé tout sourire pour charger les vélos, en bien meilleure santé que l’an dernier !
Le temps de récupérer un quatrième compère de covoiturage qui avait pris le grand parcours, puis nos cadeaux (de belles housses à vélo) et on a levé le camp pour un apéro dans le nouveau ranch d’un richissime éleveur de bonne humeur. Dans cet Eldorado de verdure où le rosé coule à flot, où la playlist a des accents irlandais, au milieu de convives toutes émoustillées, Le Bon la Brute et le Truand, enfin complices, ont raconté encore et encore cette très belle virée entre copains.