Le déluge

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Le déluge

Mon nouvel Eldorado de vélo s’appelle le val Coisin. C’est une sorte de banc de sable haut comme trois pommes, échoué entre Bauges et Maurienne, une sous épineuse dorsale dont la topographie me régale depuis plusieurs sorties, un grand rectangle de quelques kilomètres carré avec des sillons vallonnés où j’ai déjà tracé des arabesques départementales trois ou quatre fois cette année.

Une fois encore les conditions étaient propices pour faire  mes 90 bornes en solitaire, en toute quiétude en cette fin d’après midi, à l’exception de ces quelques menues gouttes de pluie, vite canalisées par le port de mon Kway aux couleurs du Beaufortain canal historique. J’avais le temps, le matériel et la forme, même si je n’avais pas reconnu le parcours je savais que j’allais enfin longer la vertèbre Coisine au plus près et ronger cet os comme on gratte une côte de bœuf avec délectation lorsque le repas est presque terminé. Au bout de la piste cyclable à Aiton, le rideau qui voilait légèrement ma scène se lève et se retire en Maurienne, dégageant un horizon propre et limpide, me laissant la voie libre où je peux même sortir ma tunique jaune au grand jour pour donner libre cours à mon appétit d’ogre et avaler les kilomètres.

Comme il y a des travaux sur la petite voie qui longe l’Arc, le menu d’accompagnement change un peu et je fonce vers Bourgneuf par l’Est puis grimpe à Hauteville au bout de 3 kilomètres en jouant avec mes couverts du moment. Accompagné d’une gourde parfumée à l’Antésite, je prends en photo les alentours comme on fait un cliché de son assiette tout en poursuivant ma route vers Villard d’Héry puis vers Soucy, sans soucis (évidemment !). Je me régale du panorama et vis ce parcours comme un aboutissement. Après divers essais sur la carte et après avoir visité ce massif  de fond en comble, voici le meilleur plat de ce resto servi sur un plateau : depuis la salle du restaurant je vois là bas Chambéry qui s’enfonce dans le bruit, l’énorme bloc du Granier qui me fait face et la fresque des Bauges qui s’éteint doucement, droit devant, Villaroux et la Chapelle Blanche me montrent la sortie.

Sans y prendre gare la lumière s’est tamisée et j’avance maintenant à pas feutré, blotti contre la montagne sans faire de bruit, dernier client de cette improbable terrasse. Le patron doit vouloir fermer. Imperceptiblement, il a caché le soleil et troqué le bleu azur du ciel contre un gris taupe de plus en plus foncé. Il a aussi arrêté la clim, le fond de l’air devient lourd. Par précaution je remets mon Kway avant de descendre et je passe à la Chapelle Blanche pour me recueillir deux minutes, remercier, qui voudra bien entendre, ceux qui ont œuvré pour garder mon papa en bonne santé. A ma sortie je regarde le ciel noir du côté d’Allevard qui vient droit sur moi pour me gronder. J’ai pourtant bien prié mais le doute n’est plus permis, je vais en prendre une sévère.

En descendant sur la Rochette le «  toc toc toc » des gouttes de pluie se fait pressant sur ma carapace. En guise de réponse je fuis. J’assure mes virages et je choisi d’éviter les grandes lignes droites de la Rochette en optant pour un petit retour hors des radars par Chamoux sur Gelon comme on choisi de faire un détour pour éviter un contrôle lors d’une soirée un peu arrosée. En parlant d’arrosage, je commence à tremper de tous bords. Aux feux rouges, dans les camionnettes d’entreprises qui se dépêchent de rentrer à la maison ce vendredi soir,  je vois les co-pilotes me montrer du doigt et les chauffeurs  qui se retournent vers moi avec un regard ahuri. Je fais le stoïque, le gars qui sait ce qu'il fait et où il va. Des haussements d’épaules me montrent que je ne trompe plus personne. De Villard (Mougin) à Villard (Leger) je suis seul avec ma connerie en rase campagne et l’ambiance devient électrique dessous la ligne haute tension. Le 100 000 volts ça grésille et je balance des simili-sprints pour échapper à la traque. Au travers de mon pare-brise dégoulinant, je sens mon kway tout collé à ma peau, le niveau d’eau remonte encore d'un cran et je ne suis plus étanche. Elle  s’est infiltrée partout sous mon casque, dans mon maillot et mon cuissard. Mes chaussures jouent aux sous-marins jaunes, des rivières engloutissent mes pneus, mais trempé pour trempé il n’est pas question de s’arrêter. Je traverse à gué un passage piéton de Chamoux sur Gelon, salué par des badauds sortis pour contempler le déluge devant le bar. Hééé, viens boire une tournée m’ont-ils crié !  Les chéneaux de toits m’aspergent comme si j’étais déshydraté, j’évite les chicanes de branchages et les herbes hautes qui se penchent pour me toucher le bras. Je fends la route comme si j’étais au sommet du Galibier, les éclairs des photographes crépitent et résonnent tout autour de moi, quand un flash posté sur le Fort d’Aiton a retenti plus fort que les autres pour tenter de stopper ma fuite.

Cerné par des trombes d’eaux je refuse de me rendre. Des motards abrités et tout en cuirs me sifflent sous le pont, mais je passe mon chemin comme poursuivis par le diable. En réalité je n’ai aucune crainte et surtout pas que le ciel ne me tombe sur la tête, j'éprouve même une certaine jubilation à braver les éléments complètement déchaînés et pour rien au monde je ne cèderais ma place. En vérité j’ai quand même peur d’une chose, que mon iphone prenne l’eau. Pour l’instant il diffuse sa musique et il a deviné la situation ; pour me rassurer il me balance un « moth into flame »  de Metallica parfaitement de circonstance pour le tempo, le son et les paroles que je fredonne, pardon, que je bourdonne !

Je dépasse les grandes lignes droites en regardant dans tous les sens avant de me réfugier sur la piste cyclable. Le sol est jonché de petites billes blanches. J’aurais au moins échappé à la grêle, alors je mouline encore 10 kilomètres pour me retrouver sur le parking du départ, sain et sauf. Enfin, c’est moi qui le dis. En tordant mes chaussettes, torse nu et les cheveux qui fument, je me marre tout seul parce que si quelqu’un me voit je suis mûr pour la cellule de dégrisement, il ne sera pas facile d’expliquer que je viens de faire trois heures de vélo dans une autre dimension ! https://www.youtube.com/watch?v=4tdKl-gTpZg