On est d’abord quelques ombres à déambuler dans la rue. C’est le petit matin et clairement deux théories s’affrontent : avoir ou pas ses chaussures de ski de fond aux pieds. On a tous une paire de ski et une paire de bâton à la main, mais pour les petits petons chacun y va de son confort. A ma droite, il a un sac à dos, le cabas Engadine en bandoulière, marche en basket et tient ses chaussure de skate à la main, à ma gauche il a aussi un sac à dos et le cabas officiel mais il a ses chaussures de fond aux pied, comme moi. Aux bruits sur les pavés, les baskets sont pour l’instant gagnantes, mais on en reparlera plus tard quand il faudra chausser dans le froid et la pluie au départ. Dans les rues adjacentes les mêmes sons convergent vers la gare.
Descendue des trains, une armée de skateurs attend les bus qui nous emmènent au front, mais en arrivant par la droite on a la chance de passer les premiers. Fluide, je monte dans le bus sans même m’arrêter de marcher tout comme les deux norvégiens que je suivais. Le premier est déjà assis et je croise le regard de celui qui a une barbe rousse comme Sundby, le champion Norvégien. On se retient de plaisanter sur ce coup de bol magistral, au nom du fair-play on se contentera d’un signe de pouce levé ! 20 minutes après, la noria de bus débarque les troufions devant le grand hôtel de Maloja. Chacun part vers son contingent, de la classe élite aux classes populaires, 22000 dossards fourmillent sur l’esplanade entre les stands de fartage, la rue des pipis room, la halle de chauffage, les boxs de départ ou les camions de bagages. Mon timing sur place laisse à désirer, je tourne en rond car le Team teste encore le matériel à cause de cette neige délicate à farter. Par sécurité, j’ai pris une paire de ski pour ne pas avoir l’air du mec qui les a oublié et je vais prendre la température en faisant quelques longueurs sur le lac. Mes skis marchent bien et si je dois partir avec eux je n’aurai pas l’air ridicule. Au retour de ce pseudo échauffement c’est la panique car sur ma ligne de départ, des centaines de paires sont déjà alignées et il n’y a toujours pas de team à l’horizon. Comme l’assaut est annoncé à 8H30 je me décide à me préparer. Quitter mes habits chauds, jeter mes affaires dans le cabas, courir vers le camion 4, revenir au pas de course pour voir que tout le monde a déjà chaussé. Je suis déjà au fond du parc élite A, puisque c’est là que j’ai été affecté cette année, et je surveille l’extérieur à travers le grillage quand enfin ma paire de ski tombe du ciel !
Le compte à rebours démarre, dans les hauts parleurs, le titre de Vangelis, Conquest of paradise me met les frissons. On s’élance sans faire de folie en suivant les 3 colonnes à l’unisson, le tout dans un silence religieux parce que tout le monde flippe pour ses bâtons. Je vois bien que je suis meilleur à la glisse et un peu au dessus du lot mais pas suffisamment pour faire ma trace dans la neige molle sur les côtés. Alors je reste dans le rang de cette colonne vertébrale qui oscille comme un reptile sur le lac, je pousse sur mes pieds seulement deux fois sur trois pour ne pas emboutir le skieur devant moi. Les montées sont moins encombrées mais on ne va pas très vite. Au deuxième lac, la vague est encore dense et ma tête levée scrute le bon moment pour sauter dans le groupe précédent.
Je prends une boisson chaude au ravitaillement de St Moritz et le scénario se répète. Tu déboites pour sortir du lot, tu rentres dans un nouveau groupe où tu te fais enfermer, alors tu recommences pour retomber sur exactement les mêmes personnes ! Le grand avec une casaque orange fluo est encore là, le petit homme vert aussi, et le russe qui skate comme un bucheron m’a suivi. La fille qui manque d’amplitude change de file pendant que les suédois discutent. Je suis rattrapé par un sifflement une sorte de détresse respiratoire. Je pense voir un asthmatique en me retournant mais c’est un marmot qui suit coûte que coûte son entraineur. Derrière son coach qui lui ouvre la trace, il a 12/13 ans, une tenue rouge et me donne une belle leçon de combativité avec mon pouls à 120. Bousculé comme un réveil, je me lance à mon tour dans une course poursuite. Derrière eux, dans la plus longue montée du parcours on creuse les écarts. Ils connaissent parfaitement les lieux et je gagne un certain nombre de place dans le dédale des arbres, malheureusement, après la descente vers Pontrésina, ils bifurquent vers l’arrivée du 21 kilomètres.
Le problème, c’est que maintenant je suis un peu seul. La grosse vague du départ n’est plus qu’un mascaret de campagne et quand je remonte sur un groupe, c’est pour reprendre l’un après l’autre ceux qui décrochent. Au fil des kilomètres le flux s’étiole pour ne plus être qu’un mince filet d’eau. Au ravitaillement de La Punt, une dame fait les foins avec un râteau pour ramasser les gobelets au milieu de la piste. Je maintien la cadence, prends un gobelet à mon tour, mais je fais une sortie de route à la sortie du village !
Malgré cette erreur de conduite liée à ma faible visibilité, je continue de remonter les skieurs. Les plaines succèdent aux lacs et je progresse au goutte à goutte dans le classement. Déjà dans les dernières bosses je regarde la flamme rouge du dernier kilomètre qui me dit de bien profiter de ce moment. Pour me sentir bien dans mes spatules je pique un sprint sans enjeu jusqu’à l’arrivée, je me suis vraiment trop économisé.
Peu essoufflé, la médaille autour du cou, il faut rentrer. Militairement récupérer mes habits dans le camion 4, restituer le matériel, se changer et prendre le ticket de train. Je patiente devant celui qui devait partir à 11H25 et voilà que je retombe sur Sundby ! Il est en discussion avec ses amis et je ne saurai pas comment a été sa course. Mais s'il est déjà là, il ne doit pas être mauvais ! Installé sur la banquette je somnole, le train a du retard et il fait des arrêts qui traînent en longueur. Vu ma forme, j’aurai dû remonter en ski de fond. Au terminus, la foule se disperse, je reprends l’escalator sans une courbature, sans un échange.
Un SMS de l’organisation me félicite de ma performance en 1h53 et dit que les inscriptions pour 2019 sont ouvertes. En réalité je me sens frustré. Tout ce périple pour être 337 ième et 24 ième vieux, ce n’est pas satisfaisant. Je veux dire, peu importe le résultat, mais je vaux mieux que ça en matière d’enthousiasme et de plaisir. Ma trilogie fantastique en Engadine s'achève, pas sûr que je revienne pour cette plus grande course de ski de fond du monde, en tous cas, pas tout seul.
Sous la pluie, le chemin du retour prendra 6 heures en respectant le code de la route, forcement.