L’opération « il faut sauver le 22054 » n’a pas réussi. Ce bougre de dossard bleu et ce numéro à cinq pattes ne m’ont ouvert que la dernière porte grillagée, tout au bout du bout des derniers départs. Me voilà parqué au milieu de 1000 personnes, au milieu de nulle part au bord du lac Maloja en Suisse. En face de nous, sur une plateforme juchée sur un échafaudage, deux silhouettes baragouinent et gesticulent pour nous réchauffer, Véronique et Davina nous font patienter. Mouvements de bras, mouvement de jambes, ouvrez, fermez, maintenant on change de paupière ! Je plaisante, elles font ce qu’elles peuvent pour que l’on oublie la bise, ce coup de grisou qui s’est levé ce matin dans les Grisons. Les immenses box d’à côté se vident un à un et si j’osais je dirais que cela ressemble à un camp de réfugié abandonné précipitamment. Des détritus maculent la neige piétinée, des peaux de bananes et des fioles en tout genres, telles des bouteilles à la mer, émergent de ci de là. Le vent roule et met en boule des couvertures de survie comme dans les westerns, quelques vestes restent emprisonnées dans les mailles de fer, des sacs poubelles accrochés aux poteaux forment les bannières de ce pays éphémère. J’avais décelé le piège il y a quinze jours. Sitôt après avoir sauté de joie pour mon inscription au Marathon de l’Engadine, l’ascenseur émotionnel était redescendu bien bas quand j’avais vu ce numéro improbable sorti tout droit d’un exercice d’école où l’on vous fait écrire en toute lettre des nombres extraordinaires. Pour sauver le soldat vingt deux mille cinquante quatre, J’ai bien essayé de faire bouger les choses pour me permettre de partir avec les gens de mon espèce et de mon rang. L’info est remontée jusqu’au pentagone de St Moritz mais ma timidité originelle et mon envie de ne pas déranger ont fait le reste. Je suis donc toujours là. Je ne suis pas parti avec l’élite il y a une heure, je ne suis pas parti avec l’élite B ni l’élite C et leurs dossards jaunes il y a 45 minutes, je ne suis pas parti non plus avec la classe A avec leurs dossards rouges, ni la classe B, dossards verts, ni la C, dossards violets, il y a 20 minutes, mais je vais partir dans l’avant dernier wagon du dernier train de la Volk Klass ! Un mouvement de foule me pousse, les portes se sont ouvertes. On franchit le grillage, on court, on marche vers la banderole de départ, mais apparemment il n’y a plus de frontière, le départ se fait à la volée. Chacun prend le temps de chausser et prend le large en ordre dispersé. Le lac est constellé de petits points qui bougent, il est temps pour moi d’y aller. Je pars au milieu des Schtroumfs, d’abeilles déguisées en fondeurs, avec un lapin rose, des papys, des mamies, un kilt écossais, un sombrero mexicain, tous sont des touristes en pleine récréation et ils sont un peu étonnés de me voir avec ma tenue d’athlète. Je dois avoir l’air d’un extra terrestre. Je ne leur en veux pas, c’est moi qui ne suis pas au bon endroit. Au premier contact je me sens incroyablement bien. La glisse est trop bonne, face au vent la trace est large, je skate en cadence, à ma main, sans stress et je me prends à rêver d’une incroyable remontée. Je me faufile, double, contourne, par l’extérieur, par l’intérieur, je déborde, je gratte, je passe, je sème, je surpasse, je surclasse, je franchis, je dévie, je louvoie sur le bas côté, je slalome entre les bâtons, trace, poursuit, pousse sur les bras dans les traces de ski classique, entre le rêve et la réalité, je passe en revue tous les synonymes du verbe dépasser. Par poignées entières, par paquets de 25 ou de 50, je les dépasse concentré, dans un effort proche d’un contre la montre de 42 kilomètres. Aussi bizarre que cela puisse paraître je suis seul dans cette mission. Et si c’était la bonne tactique ? Partir avec les derniers et faire un chrono, pourquoi personne n’y avait jamais pensé !