A l’origine c’est une sorte de règlement de compte, un prêté pour un rendu. En 2014, j’avais eu l’excellente idée d’inviter un ami (ce n’est pas que j’en ai beaucoup, mais ce sont toujours les mêmes) à participer à un marathon de ski de fond dans le Forez, à deux pas de chez lui. Bien entendu, je ne l'avais pas pris au dépourvu, il lui restait au moins une semaine pour se préparer et en plus de jouer à domicile, il avait derrière lui un sérieux passé de sportif doué pour le cyclisme, le squash ou le tennis, même si avec les années il lui restait surtout le sens du défi et de la gagne, c'est un mec du genre « je ne lâche rien ».
Avec cet état d’esprit, après quelques réticences de façade, il avait accepté et on s’était retrouvé en janvier 2014 au col des Pradeaux pour une ballade officielle, moi de 42 kilomètres, lui de 21. Normal, il sortait d’une toute petite opération du tendon d’Achille et avait un zéro pointé à son compteur de fondeur, une carrière mise en veille depuis à peine 10 ans. Dans ma grande mansuétude, je lui avais gracieusement apporté mon matériel et on avait préparé la veille de course comme il se doit avec de la cochonnaille maison, entre amis (toujours les mêmes), puisque en plus de ses talents de sportifs le gars cache des talents de traiteur professionnel qui ont fait le bonheur de la station des Saisies dans les années 2000 mais dont je tairai le nom puisque ce cher ami sévit maintenant avec autant de succès dans un tout autre domaine. Couché tard mais levé tôt on était allé au bout de notre défi, la fleur au fusil, dans la neige fraîche, le vent, les congères et les montagnes russes des crêtes du Forez, deux tours de circuit dans la forêt jusqu’au col des Supeyres… Sans se voir ! L’arrivée franchie on s’était rejoint, avec un léger boitillement qui témoignait de son engagement et une ruée sur le buffet qui témoignait du mien. Le nez dans la fourme de Valcivière je n'ai pas remarqué tout de suite son sourire et sur le chemin du retour, sans que je le sache, il fomentait déjà sa revanche.
Un an plus tard, puisque c'est un plat qui se mange froid, il me proposait de venir le rejoindre pour une rando cycliste de toute beauté qui se déroule chaque année dans son coin, au mois de juin, la rando des Copains. Comme je ne suis pas non plus du genre à me laisser impressionner, j’avais fini tranquillement la saison du marathon ski tour et je me suis pointé au départ avec 120 kilomètres au compteurs, pile la distance de cette cyclo autours d’Ambert en auvergne ! On était en juillet 2015, le parcours avait été raccourci à cause de la canicule et la rando était ainsi rentrée dans mes cordes. J’avais fait le fanfaron au micro, mais au départ devant les 2000 véritables cyclistes bronzés et épilés jusqu’aux dents, j’avais évité la provocation en partant à mon rythme. Tout s’était bien passé pour la première cycle-sportive de ma vie et la découverte de cette épreuve fantastiquement conviviale. J’avais reconnu les paysages de mon séjour hivernal, j'avais attaqué un régime de fourme d'Ambert et ainsi les collines d’Auvergne n’avaient pas entamé mon moral. Une fois n’est pas coutume, j’avais gentiment distancé mes copains à la régulière et j’étais rentré ventre à terre dans une descente vers Ambert digne d’un skieur alpin. Pas mécontent de mon hold-up, j’étais resté soft sur l’inévitable séance de raillerie d’après course parce que certains avaient une hernie sur le pneu et n’avaient pas pu faire la descente alors que d’autres ne s’étaient pas alimenté correctement et m’avaient attendu pensant que j’étais derrière. Comme si c'était possible! J’avais applaudi les 850 bénévoles pour l’impeccable organisation et remercié mes hôtes pour ce parcours à ma main.
Seulement voilà, cette année le challenge était de nouveau sur les tablettes électroniques et cette fois pas de blabla, la course allait faire 155 kilomètres et 5 cols étaient sur le chemin ! Un printemps pluvieux a limité sérieusement ma préparation et pendant que je m’échinais pour mettre de niveau une terrasse, les amis se gavaient de kilomètres. Photos à l’appui, une fois dans le sud, une fois à deux, une fois à 45 de moyenne, ils abattaient méthodiquement les kilomètres comme des forcenés. Facebook se chargeait de la propagande, quelques coups de téléphone prenaient régulièrement la température et tentaient de me déstabiliser.
Comble du coup monté, un ami ( un autre, mais toujours les mêmes) m’entrainait jusqu’à Paris, Leffe à la main, dans un concert de James hypnotique. Au retour du TGV, dans un sursaut d’orgueil et à mains nues, je terrassais la terrasse et à quinze jours de l’échéance, avec la force du désespoir j’ai dû me résoudre à une préparation commando, traduite directement de mon entraînement de ski de fond. D’abord, 5 fois 50 kilomètres de vélo en 5 jours, de plus en plus vite et du plat vers de petites bosses. Après un jour de repos on reprend 3 fois 80 kilomètres en 3 jours avec du dénivelé à raison d’un col par jour, col de Montessuit, col de Tamié, col de l’épine, pour ceux qui situent. Enfin, on termine par la fameuse dernière période de 4 jours intitulée « ne rien faire jusqu’au départ » qui devait me permettre de compenser et de tenir le coup sur une distance que je n’avais pas pratiqué depuis…un certain temps. Début juillet, je me suis laissé pousser la barbe autant pour l‘influx nerveux que pour rester incognito, des fois ou cela se passerait mal et j’ai pris la route du Forez. Fêté et accueilli comme il se doit par des fourmes de Montbrison associées à des polyphénols rosés très joyeux, j’admirais mon dossard numéro 10 plutôt cocasse en plein Euro de football. J'admirais aussi l’état de forme des amis au grand complet, ou presque, puisque seul manquait à l’appel le régional de l’étape (un ami de plus, mais pas le même) dont le moral avait été atteint par la propagande et les nombreuses taquineries postées sur internet.
Après une courte nuit, on est parti en covoiturage jusqu’à Ambert. Sur le départ, le timing serré et la crainte du ridicule m’ont fait renoncer à me montrer sur le podium malgré les invitations du speaker. Je m’en excuse très humblement auprès du comité qui m’a fait l’honneur de m’offrir cette participation, mais quand on a la boule au ventre et que l’on se pose des questions pour savoir si on va seulement réussir à finir, il vaut mieux faire profil bas. Comment savoir si ma préparation allait fonctionner, comment avaler les 3200 m de dénivelé, comment se ravitailler ?
Heureusement on est parti et assez vite en plus. L’ami champion (un véritable triathlète de compétition) nous a souhaité bonne route avant d’aller jouer les premiers rôles. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai pas suivi et je suis resté sagement dans la roue du groupe en essayant de tenir avec le vent de face, la pente à 3%, le 25 km/h de moyenne et toujours des questions plein la tête. Mes amis n’avaient pas l’air de se rendre compte mais on était parti vite à mon avis. Je le fais savoir mais le seule réponse fût "ben non, c'est normal". Ne sachant pas si un jeu d'intox était lancé, je suis rentré dans le rang, à l'abri. Sans que l’on s’en aperçoive, plus précisément sans que l'on veuille bien le voir, par le jeu du trafic et de la filouterie dont mon ami traiteur m'apprend les rudiments, au 30 ième kilomètre le trio avait déjà perdu une roue. Le peloton étant encore dense, on décide (surtout mon ami qui a ajouté « ça c’est fait» il me semble) de transformer le triporteur en tandem. Un peu plus loin à la faveur d’une pause pipi, je prenais seul en photo le panneau disant qu’il restait 100 kilomètres. L’ascension des 20 bornes rondement menée, j’ai patienté au sommet du col du Béal en appliquant la consigne de départ : rouler ensemble jusqu’au Col des Supeyres avant dernière difficulté de la journée.
5 minutes plus tard, j’avançais encore un peu jusqu’au ravitaillement. 5 minutes plus tard j’avançais encore un peu pour ne pas me refroidir. 10 minutes plus tard j’avançais encore un peu dans la descente sans trop pédaler. 30 minutes plus tard j’avançais encore un peu jusqu’au sommet du col du Chansert. 2 heures plus tard j’attendais encore un peu au sommet des Supeyres, 5 minutes plus tard j’avançais encore un peu pour rester dans une roue au col du Baracuchet, 4 heures plus tard j’accélérais encore un peu au col de Chougoirand, 5 minutes plus tard je me relevais un peu en rentrant dans Ambert pour franchir l’arrivée. Le temps de faire la photo selfie du finisher, de trouver la voiture et de me lancer dans une séance d’étirement à rendre fier mon coach (*) que le Triathlète est apparu. Cela faisait une heure qu’il était arrivé et pour préparer l’iron man d’Embrun, à défaut de pouvoir nager dans le canal, il « trottinait » !
De mon côté, j’étais encore stupéfait de la journée. Pas de fringale avec une Powerbarre toute les 30 minutes et un morceau de fourme sur le tard, pas de crampe avec une gourde consommée d’un ravitaillement à l’autre et un Perrier à l'arrivée. Pas de défaillance avec un effort régulier à 24 km/h de moyenne, pas de lassitude avec des images plein la tête et des paysages grandeur nature à couper le souffle. Même pas mal aux jambes avec ce nouveau vélo emprunté à mon fiston et le stratagème de la barbe a bien fonctionné puisque personne ne m’a reconnu pendant 6 heures et 41 minutes d’effort. Seule petite ombre au tableau, de beaux coups de soleil sur les bras vont désormais me cataloguer comme cyclo-touriste du dimanche pour le reste de l'été !
35 minutes plus tard, je commençais à être souple comme un gymnaste quand mon ami sportif est arrivé tout sourire, une bielle dans le Béal avait grippé la belle mécanique. Comme je vous le disais il ne lâche rien et il avait rejoint l’arrivée à l’expérience, planqué derrière deux TGV dans la plaine qui se relayaient pour l’emmener reprendre le maillot du meilleur jeune. Ses talents naturels de grand descendeur lui ont ensuite permis de rallier l'arrivée sans un seul coup de pédale depuis pratiquement 60 kilomètres.
On rigolait quand un SMS de notre ami mélomane annonçait son arrivé à 16H, soit une heure plus tard. On en rigolait encore quand un autre SMS annonçait son arrivée plutôt vers 16H30, soit quasiment le temps d’un concert de retard ! Mais son estimatif était juste et nous sommes rentrés dans les temps pour profiter d’un clafoutis rhubarbe fraise à se damner et d’une séance de débriefing persifleur en règle de la part de toute la compagnie particulièrement taquine ce jour là. Le sport en toile de fond, de près ou de très loin pour certain, chacun du fond de son transat trouvait à redire en enrichissant la conversation de délicieux florilèges à la chantilly.
Personnellement, bien que je ne soit pas coutumier du fait, je n’étais pas en reste, toujours sans une once de méchanceté mais jusqu'à en pleurer de rire. Avec du recul, je me disais que cette randonnée porte vraiment bien son nom, partager des moments comme çà avec mes meilleurs amis du monde, il n'y pas de meilleure façon pour leur dire que je les aime.
*«dessine moi la Finlande» https://www.facebook.com/sport.piccard/posts/1736777583212033