Les mains

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Les mains

Ailleurs n’existe plus. Il a rassemblé les photos, les films et les séquences récoltées pendant plus d’une heure tout au long du parcours, il a coupé les rushs inutiles, comprimé les données pour se glisser dans le trip du traceur. Compilées, les images s’assemblent, une soudure phase à phase dans sa mémoire vive où la trajectoire y apparaît en rayon laser comme une évidence. Il y ajoute un à un les paramètres de base : texture de neige, relief en haute définition, positions des portes, exposition à la lumière, vitesse supposée. Il élimine les scories, bannit la faute de carre et les erreurs ; pour ça, il faudra improviser en temps voulu. Comme une sage-femme il doit maintenant accoucher de cette « reco » naissance. La montagne s’efface, un monde intérieur s’ouvre.

Le skieur dévale la pente les yeux fermés, ses mains dessinent, volent, elles sont tout à la fois, les skis, la vue, le souffle, le toucher, lui tout entier. Elles virevoltent, dansent, impriment une cadence, s’affranchissent du tracé, enchaînent les courbes, les monts les vallées, survolent la neige à grande vitesse et se décalent d’un petit degré. Les yeux se plissent, forcent l’obscurité. D’un air grave, les traits du visage sont tirés, en plein effort elles recommencent une fois, deux fois, trois fois, se recroquevillent, corrigent, respirent le même phrasé jusqu’à la perfection d’une conduite, parabolique à souhait. Elles recommencent à vibrer, appuient sur l’air des skis imaginaires, transfèrent le poids sur les pieds et c’est le corps tout entier qui commence à bouger. Les mains reprennent leur quête, s’inclinent pour suivre la pente se redressent et tremblent à la moindre aspérité, elles accompagnent les contrepentes, renseignent au passage de la déclivité, elles filent tout droit dans le mur sans la moindre peur, passent sans relâche de l’ombre à la lumière pour s’habituer. Sans la moindre hésitation elles imaginent le virtuel et habillent le réel d'une trajectoire. Dans les gants on les devine en train de se faufiler sèches et précises au cœur d’une enfilade. Les mains se contractent, sans doute pour une figure délicate, elles se dépareillent, de quelques centièmes tout au plus, la tête se penche sans se poser de question, elles traversent un dévers et gardent le cap sans se faire descendre,  bifurquent, puis reprennent de concert leur danse synchronisée dans une nouvelle direction. Pour le long plat, elles se joignent, saisissent des poignées de bâtons pour de faux et simulent la position de l’œuf. Aérodynamiques, profilées, les mains recherchent obstinément la vitesse, le corps se baisse et se cache juste derrière sans en perdre une once. Elles miment une prise de carre, se cintrent, s’enroulent comme des skis et passent au raz d’une porte rouge avant d’arriver sur un saut, elles ont un hoquet, deviennent silence, planent et reprennent vie cinquante mètres plus loin. Après de nouvelles virgules, elles viennent tutoyer un parapet, une protection, un filet et se lancent dans une chevauchée fantastique à travers les champs de neige. Elles passent sur une sorte de dos d’âne et puis, coup sur coup, elles s’inclinent rapidement à gauche, à droite, à gauche. Les mains basculent dans une courbe à bout de souffle et se compriment, l’une d’elle se tend pour couper un faisceau invisible, elles ont franchi l’arrivée. Il ouvre les yeux, dans une poignée de secondes, en toute certitude il va s’élancer.