Cette fois, pas d’improvisation. 4 jours après mon premier tour des Bauges, 3 jours après un énième don du sang, je repars sur mes traces. Au milieu des skis et des enfants que j’emmène en stage, j’ai glissé mon vélo. Je l’avais, au préalable, fait réparer parce que la gaine du dérailleur était abîmée et m’empêchait d’accéder au pignon de secours, celui que l’on utilise pour ne pas coincer dans les montées, quand on n’a plus rien dans les jambes. J’ai validé mon parcours sur Google map après des recherches dignes d’un explorateur. Compas et chrono en main, je vais suivre la même route que mardi jusqu’aux Aillons, puis la fameuse départementale D32A qui doit me mener directement sur le col de Marocaz. Avec ce passage du nord ouest, j’ouvrirai une nouvelle route des Bauges, devenant du même coup Vasco de Gama et Magellan en moins d’une semaine. Je prends quand même 5 euros (apparemment la vie n’est pas chère ici) et une barre de céréales, le trajet sera plus court grâce à ce raccourci mais on ne sait jamais.
Une fois les enfants déposés, je me change en gare de Grésy et musique maestro. Attendez, attendez, il faut que je fasse demi-tour, j’ai oublié de fermer le bus. Même pas grave, je n’étais pas loin de toute façon. C’est reparti maestro, mais maintenant c’est la programmation musicale qui fait des siennes. Quelqu’un a touché à mon portable et il n’y a qu’une seule chanson qui tourne en boucle! Même pas trop grave, je mets « l’ordre aléatoire pour tous les morceaux » et c’est reparti. En fait, aux premiers coups de pédales je remarque que j’ai tout préparé mais qu’il me manque l’essentiel : les jambes et l’envie. Comme je n’ai pas le taux d’hématocrite de Sylvain Guillaume, dès les premiers mètres d’ascension je saute immédiatement sur le pignon de secours et je prends pour moi les encouragements inscrits sur la route. LUCHO, ALLEZ POLOCHE, SAVOIE LIBRE, des messages indirects et pertinents pour occuper l’esprit. Je monte le Col du Frêne qui a sérieusement pris de l’embonpoint à moins que ce ne soit la chaleur qui m’accable, il est à peine 15H et d’habitude je n’ai même pas encore songé à faire du vélo! Je fais bonne figure à un groupe de cycliste que j’imagine Equatoriens à la couleur de leur peau mais comme je n’emmène pas un gros développement ils ont le temps de voir que c’est du bluff.
Comme moi, le temps se couvre. Je répète machinalement les longues lignes droites vers Compote, le vent debout en plus et la passion en moins. Pas de chèvre, peu d’agriculteurs, pas le temps de regarder le ciel de plus en plus menaçant, je n’ai qu’une obsession : trouver le passage du Nord Ouest, tout le reste n’est qu’une répétition. Je fais une petite halte à ma fontaine mais pas besoin de m’arrêter à Aillon le Jeune, j’ai ma Clif barre aux strawberries et je connais la route. Je bifurque vers les champs de neige et c’est là que cela devient intéressant. L’enrobé est roulant, un long faux plat sur la grosse plaque, plein pot. Je passe en trombe devant une sorte de public et, en connaisseur du terrain, je ne rate pas l’intersection pour la fameuse D32A. L’enrobé n’est pas tout neuf mais ça va, ils ont fait un gravillonnage de printemps qui a l’air de tenir. Le sourire d’une famille en balade dominicale que je dépasse m’accompagne sur les premières pentes. L’enrobé se dégrade. Un patchwork de pelletées de goudron plus ou moins récentes macule le sol telles de gigantesques chewing-gums écrasés dans la cour d’un lycée. Croisement d’un couple qui revient à pied d’une cueillette de fleurs des champs. L’enrobé est rugueux, la route continue de monter et devient étroite. Croisement d’un deuxième couple qui revient encore à pied d’une ballade en montagne. L’enrobé est rocailleux, je continue l’ascension mais une panda vert kaki (sûrement l’ONF) me dépasse. L’enrobé est défoncé. Normal, une exploitation forestière est en cours et les tracteurs ont dû traîner les grumes dessus, charriant les écorces et les graviers. Comment est l’enrobé maintenant ? Absent ! Voilà 200 mètres que je roule dans la boue. Moi aussi je le vois venir gros comme une maison, 20 mètres plus haut, la panda 4X4, qui n’est pas du tout de l’ONF, est arrêtée sur une sorte de parking qui a la forme caractéristique d’un cul de sac. Mon cher Magellan, ça sent le roussi ! Le couple de septuagénaire qui auparavant était sorti du véhicule est tout endimanché à la Bauju, chemise à carreau manches relevées, pantalon de toile bien repassé, robe longue à fleurs, ceinture dorée et bien coiffée.
En enlevant mes écouteurs je les salue « Bonjour !
- (Lui) Bonjour, vous voulez y aller !?
-Ben oui, mais j’ai l’impression que la route s’arrête là !?
-Moi, la dernière fois que j’y suis passé c’était en 53/54. Voui, ils venaient juste de la faire, mais j’y suis jamais repassé parce que six mois après elle était en bas. Depuis, y l’ont jamais refaite.
-Oui, mais maintenant que je suis là, je ne vais pas faire demi-tour…
- Mais vous voulez aller où ? -Au Marocaz…
-Ah ben c’est par là au fond, vous voyez le pré vert dans la forêt, normalement on retombe juste au dessus.
-(Elle) Y va falloir marcher parce que ça passe pas, vous allez vous repérez ? Vous savez où il faut passer ?
-Je vais suivre le chemin, non ?
-Oui, il doit encore se voir mais avec vos souliers ça va pas être facile.
-On y verra bien, merci et arvi pa ! »
Pendant qu’ils continuent de regarder les environs que manifestement ils n’avaient pas vu depuis une cinquantaine d’année, j’ai pris mon courage, ma fierté et mon vélo sur le dos, à la poursuite des vestiges de cette départementale.
Au début ça passe encore, je vois même 2 traces de VTT, un bout de parapet reste accroché à la montagne et je devine les arches de soutien de cette route fantôme. Rapidement, un éboulis barre le passage et de petits ruisseaux dégoulinent sur le chemin tout juste piétonnier. J’insiste. J’étais Marty McFly en conversation avec Doc en 1954 dans retour vers le futur, je suis Indiana Jones à la recherche de la route perdue, si ça se trouve dans un moment je serai David Vincent et tant pis pour vous si les Envahisseurs débarquent parce que je n’ai pas trouvé le raccourci.
Je m’enfonce, on est dans du chemin muletier d’avant guerre. Je prends garde à ne pas me tordre les chevilles, ni glisser, ni m’égarer. A vrai dire, je suis un peu coutumier du fait. Il y a toujours une partie « raccourci » dans mes voyages, un moment où, porté par mon instinct euphorique, je vais trop loin. En montagne, en ville, en sport, je ne sais pas pourquoi mais j’aime l’écouter, le pousser à l’extrême pour savoir où il va m’emmener, même si je sais qu’il va falloir en subir les conséquences. En plus, j’aurais dû le savoir. Comment se fait-il que depuis 50 ans aucun de ces cyclistes vantards n’ai jamais parlé de ce passage ? Pourquoi sur Google map ce chemin n’apparaissait que lorsque je zoomais le plan à fond ? Pourquoi les cartes sur les abris bus ne mentionnent rien dans ce secteur ?
Pourquoi je n’ai pas écouté ces jeunes qui se souvenaient de ce passage parce qu’il l’avait fait en VTT du genre « montée impossible » ? Mon proverbe favori dit que tout le monde disait que c’était impossible mais il ne le savait pas et il l’a fait ; alors je continue sans me poser de question. Des lacets s’enchaînent dans la pente jusqu’à une coulée de boue au dessus d’un ruisseau. Une route forestière semble reprendre vie de l'autre côté. Sur un replat, je décrotte mes cales, j’ai perdu un talon dans l’histoire mais cela ne me gêne pas pour marcher. Le relief devient hospitalier, il a été transformé par un bulldozer il y a bien longtemps et me permet de discerner les environs. Je m’enhardis et décide de remonter sur le vélo. Je roule sur des œufs, enfin, c’est une façon de parler parce que les œufs sont en cailloux bien pointus. Chut, ne pas y penser c’est déjà l’éviter et je ne veux pas provoquer le sort. J’épouse le sol, scrute la moindre saillance qui serait fatale à mes pneus. J’évite les éclats de bois des rigoles d’eaux pluviales tous les 50 mètres, cela fait quarante minutes que je me suis engagé dans ce détroit et il est temps que cela s’arrête. Je fais l’extérieur d’une nouvelle épingle dans des gravats de plus en plus fins et mon vœu est exaucé. Devant moi une barrière délimite la frontière avec le réel, incroyable, je reviens de nulle part. Le moment de soulagement passé, je n’ai pas faim mais j’ouvre le couvercle d’une poubelle et je récupère un bout de papier pour essuyer mes pneus chargés de silice de gravier et de boue. Je prends deux photos au cas ou quelqu’un ne voudrait pas me croire, je mets de côté la musique qui n'aura pas été très convaincante aujourd'hui, j’enfile mon coupe-vent et je m’en vais à toute vitesse, là-haut la pluie efface la montagne de son nuage noir, elle gomme déjà mes traces et se lance à ma poursuite. Par mimétisme je vous refais la même fin de parcours mais sur le ton de la fuite.
La soldatesque compagnie de tournesol courbe le dos à la pluie, les réverbères dorment à poings fermés, le lièvre ne s’est pas levé, la main de la Family Adams n’est pas encore sortie, il n’est que 19 heures et je ne peux pas lui faire peur. Histoire de ne pas l’avoir transportée pour rien, je me décide à manger la barre de céréales et à faire le plein d’eau potable. Je redescends d’un cran, je viens juste de vivre un truc de dingue! Quelques gouttes m’ont rattrapé et roulent sur mon blouson aux couleurs du Beaufortain mais j’ai échappé à l’orage qui gronde, ivre de colère. Je retrouve mon minibus sagement stationné devant cette gare qui m’est devenue familière depuis une semaine. Parce que j’ai le temps, je m’asperge le visage et j’essuie mes jambes de 7 lieues qui m’ont encore transporté sur 110 kilomètres pendant 4 heures sensationnelles de vélo. Dans mon pays des Bauges, y’a des moments de vie comme ça ! Olé.