Petite nuit, petits yeux, dix minutes de gagnées après la sonnerie mais un petit déjeuner de perdu après le passage de tous les skieurs nordiques de l’hôtel. Et comme ici, quand il n’y en a plus il n’y en a plus, j’ai fini le riz trop cuit, la bouillie d’avoine sucrée salée et je suis reparti un peu léger vers notre chambre. Je m’en fous, il a neigé, il fait froid et ça va glisser. Il y a bien un peu de vent du Nord pour perturber le tableau mais je suis suffisamment malin pour le contrer.
Comme j’ai beaucoup skié et que je suis un peu fatigué je décide de ne pas skier du tout avant le départ, comme ça je peux traîner un peu. Je m’habille tranquillement et choisi de garder un thermique avec un shorty de compression dessous ma tenue Gel Team Intérim. Les gants stop wind habituels feront très bien l’affaire par contre je me coiffe du bonnet Ugra marathon offert par l’organisation, un bleu ciel qui va bien avec le moral de ce matin.
A 10h30, pas peu fier, je rejoins l’aire de départ qui a pris vie avec les 2500 personnes présentes. Presque tous ont eu la même idée que moi et portent le bonnet, alors entre les enfants, les mascottes, les Russes, les policiers, les marchands de poissons, les chiens de traîneaux, je recherche les veste oranges du Team qui teste le matériel juste derrière l’aire de départ. Bubu est à la manœuvre, structureuse en main, et me glisse que mes skis sont prêts. Par acquis de conscience je pose un ski à terre et tente de mettre la fixation, je dis bien tente parce que j’ai l’impression d’avoir mis le pied sur une savonnette posée sur du carrelage dans une salle de bain ! Je fais gaffe de ne pas tomber à la renverse et saute de joie, c’est dément de glisser autant. Comme un garnement qui vient de faire un bon coup je pose mes affaires dans un sac au fond d’une tente et me dirige vers le départ qui sera donné dans 5 minutes. En Russie quand tu n’es pas là tu n’es pas là, il n’y a donc pas de place pour moi en début de ligne et je vais me garer de l’autre côté en dehors des traces et plutôt vers la fin. Sans musique ni décompte un coup de feu retenti et la foule se cabre, à la Russe, hommes, femmes, enfants, handicapés, partent tous ensemble pour 5, 10, 25 ou 50 kilomètres. J’aime partir en fin de ligne avec ce sentiment de supériorité et aujourd'hui avec le vent de dos, pincez-moi, c’est un rêve ! Je dois faire attention à ne pas rayer la carrosserie et c’est seulement au bout de 5 kilomètres que je commence à skater. Je reste à l’abri du troupeau qui me sert de paravent jusqu’au premier ravito. Avec ce que j’ai mangé ce matin un gel à la fraise et une boisson bleue sont les bienvenus. Cette portion m’avait paru une éternité avant hier mais là elle défile quasiment sans effort si bien que j’arrive grand et serein au deuxième ravito au bout de la ligne droite, après la ligne électrique. Je ressort des stands et m’engouffre dans la descente qui dure 4 secondes. Je reprends mon rythme avec les mouvements amples d’une valse, je suis pour l’instant d’un niveau bien supérieur aux coureurs qui m’accompagnent. Au troisième ravito (km 21) un gel à la banane et une boisson énergétique feront l’affaire, un kilomètre plus loin c’est Bubu qui me donne une boisson chaude, j’en profite pour demander des nouvelles du front. Après cette causerie au coin du feu je croise la tête de course qui a donc quatre kilomètres d’avance sur moi. Je souris quand je passe devant le panneau du bouclage du premier tour, je profite encore d’un peu de vent dans le dos et il faut remonter. Les groupes d’abris commencent à se clairsemer, je suis en route depuis une heure trente et comme je n’ai pas encore pioché dans mes réserves je joue à saute mouton de groupe en groupe. Je me délecte d’une boisson rose au quatrième ravito et le travail de sape commence. Je mets toute ma science de la neige pour trouver le coin qui glisse le plus, je cherche les rainures, les gros grains, les endroits déjà skiés mais pas transformés, 40 ans de connaissance et d’étude de cet élément pour quelques centièmes grignotés sur les adversaires à chaque pas. Je mène et j’emmène des skieurs qui voit en moins un leader né. Au début j’assume mais faut pas pousser, chacun son niveau, alors je leur fait prendre le vent avec des bordures de cycliste pas piquées des vers. J’arrive au point de non retour, il reste 15 kilomètres et c’est quasiment l’emballage final. Encore une bouteille d’eau et je me sens irrésistible, il est temps de taper dans les jambons ! Celui qui me collait aux basques est désarçonné mais le 164 me fait l’affront de me doubler. Bon ok, il n’est pas mauvais et on continue la remontée ensemble, je lui règlerai son sort plus tard. Euphorique, alternant le pas de un et le pas de deux depuis le début, tout le temps en double poussée j’ai la déconne au bout des lèvres. Une vraie poilade, avec des blagues même pas à deux balles : hé salut le 421, alors ça joue ? Hé, tu coules une bielle le Russe ? Tu as besoin d’une rustine ! Salut le Tchètchène, à tes souhaits ! Alors l’Ouzbeck y s’tend et le Turkmène plus beaucoup, non, j’ai encore mieux, le Turkmène pas large ! Allez salut le 164, on se fait une bière à l’arrivée, même pas je respire fort quand je te dépose ! Je sprint 500 mètres, ramasse mes skis à la Martin FOURCADE et félicite mon compagnon d’échappée un peu vénère. Je lève les yeux et rend mes fusées à Bubu avec mille remerciements. Candide est en rouge et finit troisième de l’épreuve, ils ont fait une belle course d’équipe et je suis arrivé en 2H32, notre contrat est pleinement rempli.
Derrière cette rigolade et cette froideur, j’ai les larmes aux bords des lunettes. Je ne sais pas si c’est dû à la fatigue, à la réussite de cette course ou au simple bonheur d’être là. Je me rends compte qu’il est peu probable que je revienne un jour ici et si je revenais, il est impossible que je revive une telle joie. Dans le clair-obscur de la grande tente qui ne s’illumine que lorsque un concurrent entre pour récupérer ses affaires j’enfile mon pantalon chaud une jambe après l’autre sans trembler mais les yeux inondés. Aucun autre sport ne m’a jamais donné ça sauf le ski alpin (en même temps je n’en n’ai pas fait d’autre à ce niveau !) mais là je respire, je souffle, là je glisse, je bouge, là j’ai du gainage, des bras, là j’ai des émotions, mais surtout là je pense donc là je suis.
Après avoir remercié le staff et les athlètes autours de moi pour avoir osé ouvrir les portes de ce groupe avec leurs personnalités si attachantes, pour m’avoir accepté comme l'un des leur dans le quotidien malgré l’enjeu, je vais faire mon bagage et on partira à la soirée de gala. Avant cela on va se quitter, se dire au revoir parce que la Sibérie c'est fini et parce qu’après ces quatre jours passés ensemble, vous ne pourrez pas m’accompagner plus loin que mon premier verre de vodka. для вашего здоровья