Il était comme un fou, sautillait dans tous les coins de son garage comme un jeune premier. Il ruait du pneu parce qu’il allait partir loin de son tourniquet, il allait enfin descendre de sa corniche tracée entre Val d’Arly et Beaufortain, quitter cette ronde accomplit maintes et maintes fois tel un âne sur sa noria, troquer ces kilomètres à tourner en rond entre Notre Dame de Bellecombe et les Saisies, contre la platitude d’une ronde Picarde. Le dérailleur aux aguets, il allait changer d’horizon, se dégourdir les pédales vers la baie de Somme, voir si l’herbe était plus verte dans ce paradis de la pluie, savoir de quoi la brume était faite, là-bas, en Picardie.
Il était impatient mais inquiet. Depuis ses tout premiers tours de pédales, jamais il n’était monté plus haut que Reims et il tremblait de tous ses rayons rien qu’à l’idée de se retrouver sur ces chemins inconnus, parce que se rendre dans cette région particulière c’était comme partir à la recherche de son pays biologique.
Il avait déjà voyagé, il avait trimbalé sa selle dans les campagnes d’Italie, au pays Cathare, dans les baux de Provence, mais il sentait bien que cette randonnée avait un relief particulier. Des questions se posaient et tournaient dans sa tête comme des manivelles dans le vide, qu’allait-il découvrir, voulait-il vraiment y aller, allait-il être déçu ? Il avait surtout peur de mettre des images sur ses hypothèses.
Dans son imaginaire, ce voyage c’était un retour vers la terre promise, un voyage vers un pays quitté certainement il y a plusieurs générations par des aïeux partis à la recherche d’un monde meilleur. Il aimait s’imaginer qu’après avoir rejoint la Suisse ils avaient essaimé dans les montagnes en une famille de savants et de chercheurs. Une erreur d’état civil avait garni leur nom d’un deuxième C, puis, après quelques décennies, la descendance avait achevé cette transhumance et posé les valises en Beaufortain sans que jamais personne n’ait jamais songé à revenir. Depuis deux jours il était brossé, bichonné comme s’il allait à la foire de Paris. Dégraissé des galettes de dérailleur jusqu’à la chaîne, enfin redevenu propre comme aux premiers jours, il a même pensé que l’on allait remplacer sa vieille guidoline noire qui baîlle et qui ne tient plus que par un bout de scotch, mais il ne fallait pas trop en demander. Depuis dix ans jamais il n’avait jamais eu droit à autant de soins et il n’était pas au bout de ses surprises. Habituel passager clandestin de son coffre de bus, comme un toutou bien sage , la roue coincée en l’air et le guidon posée sur l’appui-tête de la banquette arrière, voilà qu’on lui proposait de voyager dans une housse ! Bon, ce n’était qu’une housse chichement offerte lors d’une rando cyclotouriste, mais quel plaisir de se glisser là dedans entièrement déchaussé. Lui, d’habitude simple monture, faire valoir et bête de somme se préparait au voyage du siècle. Le lendemain on est parti.
Confortablement installé dans sa bétaillère, une Audi noire de toute beauté, il a pris l’autoroute à travers la plaine, devant le panneau Picardie la pluie s’est mise à tomber (j’ai un témoin). Pas le temps de faire un cliché, encore quelques centaines de kilomètres et on est arrivé au bord de la mer. La marée montait et descendait, la pluie s’était presque arrêtée. Sous le ciel gris on avait du mal à s’orienter, mais sauvage, c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais, de l’urbanisme, du bocage, des champs, mais certainement pas ce naturel si brut et cette lumière si mélancolique. Je suis vraiment sous le charme, pas étonnant que les artistes Flamand se soient évertués à la partager. Par contre ici tout est Picard. Le courrier, les surgelés, les bars, les restaurants, la côte, les gens, le parlé. Ici tout est mon pays et j’ai l’impression que l’on m’appelle à tout bout de champs. Du Picard par ci par là, dans les boutiques, le marché, les plaques minéralogiques, la région est une identité que je ne pensais pas si vivante, ni réalité.
Après avoir fait pipi à la mer, on a fait le tour du bourg au pas, acheté des souvenirs Picard et la nuit est arrivée. On avait rendez-vous à l'Auberge de la Marine au Crotoy, ce n’était pas un picotin d’avoine qui nous attendait mais au moins une étoile au guide Michelin. Pendant que l’on buvait une bière Picarde, l’artiste (le vrai) a pris le temps de faire un dessin Picard et après on s’est attablé pour des huitres de Saint Vaast farcies, du poisson au safran Picard et un petit dessert sur l’oreiller. Tard le soir, on a encore discuté Picard avant de rentrer se coucher à l’écurie. Je plaisante, le gîte était très très bien mais il fallait trouver le chemin d’Eaucourt sur Somme dans la nuit, se garer sans bruit, se répartir les chambres et les lits, quant à nos vélos on les sortira demain matin. à suivre