Y’a pas de p’tit col.

· 6 minutes de lecture
Y’a pas de p’tit col.

Hésitation. Maintenant que je suis à Chambéry, qu’il ne pleut plus, que le vélo est dans le coffre, je vais faire quoi comme parcours ? Pas de fulgurance à l’horizon ni de désir bien ordonné, alors je prends l’autoroute du retour et je me déciderai en route. Le Granier ? C’est sûrement sympa mais je ne l’ai jamais fait et puis il faudra revenir sur mes pas, me garer sur une aire que je ne connais pas, passer dire bonjour à Masson, boire un verre et puis deux, ce n’est pas une bonne idée… Une sortie vers Coise ? J’ai déjà pas mal sillonné ce coin cette année. J’ai déjà vécu des trucs de dingues là-bas, pas sûr que ce soit exceptionnel une nouvelle fois, il faut trouver autre chose… Grésy sur Isère et une escapade dans les Bauges ? C’était mon annexe l’année dernière. En partant de la gare, j’avais fait trois tours des Bauges dantesques mais ça fait dix jours que je n’ai pas roulé et je ne suis clairement pas au niveau… Ma sortie des petits cols pour me remettre en jambe ? L’épine, le Marais et retour par Tamié, c’est encore trop dur, il me faudrait un petit truc roulant de 3 heures pour être bien peinard, envoyer de la plaque et dérouler des kilomètres… Et si tu faisais le tour du lac d’Annecy ? Maintenant que je suis à Albertville, la piste cyclable est à deux pas, il est bientôt 17 heures et il ne doit pas y avoir beaucoup de touriste, c’est parfait !

Avec toutes ces hésitations, il me reste 15 minutes pour me changer, monter la roue avant, prendre la gourde, la musique, le casque, les gants, la bouffe ce n’est pas la peine, un SMS et c’est parti mon pépère. Ugine, Marlens, St Férréol, Faverges, Giez, effectivement c’est tranquille. Petit rythme de reprise, les mains justes posées sur le guidon avec les genoux tout poilus qui dépassent, il n’y a pas foule et j’ai l’air d’un vieux en retraite. D’ailleurs les vieux vont plus vite que ça. Je n’ai même pas le cran de mettre la grosse plaque à cause d’un léger vent de face et c’est alors que ma petite voix me dit « t’es une vraie mauviette ! C’est vrai, du plat à deux à l’heure, cot cot cot, Mauviette ! » Personne ne me traite de mauviette ! C’est quoi ce petit village là-haut ? Montmin ? Tu vas voir si je suis une mauviette, la barre à tribord moussaillon. Ça tombe bien je n’ai jamais fait ce p’tit col de la Forclaz à part une fois en voiture pour voir le feux d’artifice d’Annecy, il y a dix ans à la tombée de la nuit. Le premier kilomètre est à 4%, je rigole, je pouffe, je me marre, zéro difficulté et je m’évertue à calculer combien de centimètre je grimpe à chaque coup de pédale quand le panneau du deuxième kilomètre m’annonce du 11% ! Oui ça va grimper plus, forcément, mais après ça va se calmer, le village est juste là ! Comment ça on passe à côté ? Et le village ? Montmin ce n’est pas là, c’est dans 7 kilomètres et une nouvelle borne m’annonce du 12%. Je m’enfonce dans une vallée étroite et je ne suis pas au bout de mes surprises, non seulement il ne faiblit pas mais il est de plus en plus raide le bougre ! Je sors d’un défilé et la route grimpe droit dans les champs sans même serpenter.

Le 39/27 n’est pas adapté et grince autant que mes genoux, la cadence de pédalage atteint la limite du décrochage, j’ai la sensation de faire une séance de musculation avec les jambes qui tournent au ralenti. Heureusement le souffle ça va, mais je tape déjà bien haut. Un virage en épingle me donne le vertige. La vue est belle sur la Sambuy, les Bauges et le col de Tamié avec la piste cyclable, tout en bas. J’ai bien envie de prendre une photo mais il n’y a pas un seul replat et si je m’arrête jamais je ne repars. J’empoigne les cocottes, j’ai les bras vides, la sueur qui dégouline dans mes écouteurs et les premiers regrets font surface. Tu croyais quoi, que tu allais t’envoler ? Tu as mis du genépi dans ton hammam mon gars. Cyclo amateur, tout est dit dans le titre mon vieux, t’es mauvais, t’es mauvais. Tu vas leur raconter quoi cette fois, ma balade chez les schtroumpfs ? L’homme qui se prenait un coup de barre, du rififi chez loulou, à Montmin passe ton chemin ?

Un ange dépasse, dans un SMS ma fille m’annonce qu’elle a raté sa correspondance et qu’elle est en galère. Tu vois y’a pire comme situation me dit-il de sa petite voix mielleuse. C’est ça, et toi avec tes petites ailes tu vas me porter jusqu’au sommet ? Soupirs, changement de position, même tout en bout de selle rien n’y fait, je ne suis pas bien. Quelle ingratitude ce sport, 10 jours sans nouvelles et hop, il m’a oublié ; Mais je ne lâcherai pas. Je suis en dessous de la barre fatidique des 10 km/h quand arrive Montmin et son plat salvateur. Pendant une borne, la route s’affaiblit et je tente de récupérer psychologiquement. C’est parce que tu étais encore un peu froid ; c’est normal après une coupure ; tu es bientôt au sommet ; tu ne peux pas faire demi-tour si près du but et puis de toute façon y’a pas de p’tit col. Non y’a pas de p’tit col et celui-ci n’est pas une mince affaire. Allez, il faut continuer, ne pas avoir l’air ridicule auprès de ces voitures qui te doublent, de ces gamins qui se marrent de te voir par la lunette arrière. Encore deux kilomètres où je traîne mes kilos de côtes de bœuf avalées goulument sur les barbecues, des gâteaux d’anniversaires pendant toute une semaine, des St Genix aux pralines démoniaques, un château Pommard de 2008, du saucisson haché au couteau, des bières et des heures de sommeils non respectées. Encore un kilomètre dans un état de forme proche de l’Ohio et puis la dernière rampe est arrivée. Je traverse le parking pour me diriger vers la terrasse et contrairement à mes habitudes où je passe mon chemin sans même m’arrêter au sommet, cette fois ci je pose mon vélo contre la barrière.

Mes jambes ont la tremblote, mes mains s’accrochent à la rambarde. Je fais semblant de faire des étirements, je transgoutte à grosse spire, je relève doucement la tête et la vue me coupe littéralement le souffle. Le lac d’Annecy, majestueux, s’étire comme un grand fleuve tranquille mais ce qui m’inquiète c’est ce corset que j’ai en guise de cage thoracique. Il faut marcher, encore faire semblant d’aller bien, souffler à fond et se calmer. Les gens de la terrasse me regardent un peu suspicieux, alors pour donner le change je sors mon portable et essaie de stabiliser un ou deux clichés. Je reprends mes esprits, range mes lunettes pleines de suée dans ma poche arrière, enfile mon coupe-vent, il est inutile de traîner ici plus longtemps. Toujours pour faire illusion du gars qui va loin, je poursuis ma route vers Talloires, orgueil quand tu nous tiens ! La route est belle, la vue est dingue, je sèche et me requinque. Il y a sûrement des routes plus directes pour rentrer mais on va arrêter là l’improvisation. La longue descente et les bords du Lac finissent de me réconcilier avec cette sortie. Je retrouve la piste cyclable et reste sur la grosse plaque parce que les cuisses sont là ! Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans ce col de la Forclaz mais elles ont pris du volume et semblent revivre après cette séance de décalaminage !

Le seul bémol c’est la gourde. Je suis à sec depuis là-haut et je vais m’arrêter dès que je peux pour prendre une bouteille bien fraîche. Ici (Doussard) ? Non, ça va me rallonger, je ne vais pas me mettre plus en retard. Ici (Faverges) ? Non, les gens en terrasses ne me plaisent pas, ils sont habillés comme s’ils allaient à un mariage, tu ne peux pas débarquer comme ça. Ici (Marlens) ? Non, c’est marqué RESTAURANT, je veux juste boire un verre, tu vas faire pitié. Ici (Cons Ste Colombe) ? Non, c’est une boulangerie, ils n’ont sûrement pas à boire et ils ont l’air de vouloir fermer. Ici (Ugine) ? Non, c’est une station essence et c’est déjà fermé. Ici ? Non, c’est plus la peine, tu es arrivé !

J’ai un litre d’eau dans le minibus que je siphonne d’une traite, il est 20 heures, pas loin de 100 kilomètres a vue de nez , même pas besoin d’être fort en maths pour savoir que j’ai fait du 33,33333 de moyenne*. Je me change, allume France Inter et, la porte ouverte, déguste une petite sieste dans la quiétude d’un parking désert. En attendant mon autre progéniture, je rêve de retrouver la forme, d’escalader des p’tits cols sans forcer, toujours incapable de tourner la page de mon passé.

*Ni Cyrano, ni Marseillais, suite à la remarque judicieuse d'un lecteur particulièrement tatillon mais délicieusement cruel, il conviendra de revenir sur ces chiffres.