Ramaz-té !*
C’est par un mail délicieux mais malicieux que le contact est revenu. Expédié par le comité de La Ramaz, il y était dit qu’après deux ans de traversée du désert à cause du Covid, la traversée de La Ramaz allait enfin avoir lieu ! Comme j’avais eu l’honneur de m’inscrire en 2020 et d’en demander le report jusqu’à meilleure fortune, il était temps de rechausser les skis de fond et de reprendre la route de ce col pour le 6 mars 2022. Moyennant mon numéro de licence et un certificat médical de moins d’un an, l’inscription serait validée. En plus le départ de Sommand est vraiment le côté que je préfère. Voilà pour le délicieux.
Le malicieux était plus consistant. Caché dans mon honneur, il obligeait à reprendre la forme, à me faire la peau dans le mois qu’il restait pour être présentable au départ, et surtout, à reprendre le métier exactement où je l’avais laissé, au mois de mars du premier confinement. Un mémo rappela cette grandeur acquise skis de fond aux pieds, ces kilomètres de vie en rose qui me propulsaient de podiums en podiums. Du Jura jusqu’en Suisse, faire un marathon était une coutume de chaque dimanche, comme on déguste un poulet dans certaines familles. En temps ordinaire, je rendais grâce vers midi à la sortie de la messe, après 42 kilomètres abattus à raison de 19 km par heure en moyenne. Mais méfions-nous de ces moyennes calculées sur le pouce et dont le résultat portait souvent l’accent de Marseille !
Le malicieux se nichait principalement dans cet écart de forme creusé depuis deux ans par de l’arthrose récalcitrante. Cette maladie m’avait fait poser pied à terre au sommet de l’Arpettaz, le genou gauche refusant de se plier au diktat de l’ancien champion. En rangeant le vélo, en prenant 56 ans, puis 57 ans, avec pas mal de retenue et de repos, mes guiboles ont repris de la prestance, mais au retour de cette convalescence, il a fallu diviser par deux la plupart des petits objectifs qui me venaient à l’esprit. Un équilibre de touriste s’est installé, rendant plausible le fait de seulement participer à cet évènement. Avec le souvenir des béquilles et des douleurs, je me satisferais de cette maxime de Coubertin, qui avait plutôt dit de donner le meilleur de soi-même si je me souviens bien.
Les formalités furent donc rapidement exécutées. Fidèle licencié de la FFS depuis mon plus jeune âge, je présentais sans délai une licence compétiteur dirigeant. Elle était accompagnée d’un certificat médical acquis magistralement auprès de mon médecin en feignant la bonne forme dans un moment de rémission. En réponse, le comité de la Ramaz me souhaitait un bon retour au pays pour ce 30 kilomètres chargé d’histoire !
Concrètement, en trainant un peu les chaussures de ski de fond, les bornes se sont accumulées. Les 15 minutes de la première séance ne sont qu’un douloureux passé car je suis maintenant capable de tenir quasiment deux heures. La piste des marmottons bouclée péniblement dans un premier temps est aujourd’hui largement dépassée puisque j’arrive à enchainer dans une allure princière la Justine et la Julia, soit 33 kilomètres.
Le matériel a subi un petit lifting parce que à force de skier sur des cailloux de printemps la glisse avait un peu disparu. Mieux structurées, mes vieilles planches ont été sevrées de fluor pour être conforme à la législation et resteront clean pour l’avenir de la planète. A l’approche de la date fatidique, les habits ont été exhumés du fin fond de l’armoire. Ils sentaient bons le propre et la lessive, pas encore la naphtaline comme pourraient le croire certains.
Et puis le 24 février est arrivé.
Lui et sa clique d’oligarques ont pris le monde en otage. Le despote éclairé de haine avec son système mafieux a retourné les armes contre ses frères. Son cerveau malade et sa bande de terroriste ont envahi l’Ukraine avec le doigt sur l’arme suprême, 1600 bombes nucléaires qu’il menace de faire sauter au moindre mouvement de l’OTAN. Dans son délire de réécrire je ne sais quel passé il a fait feu sur ses amis. Bouffi d’orgueil, de pouvoir absolu, il veut refaire l’histoire avec des relents d’un autre siècle. Son quarteron de généraux bardés de médailles militaires et de lard semble ficelé à l’autre bout de la table pendant qu’il débite ses inepties.
Depuis 10 jours, son armée tue sans distinctions, détruit tout dans une guerre bien dégueulasse comme elle sait très bien le faire. Dans la froideur et la méthode, ils déportent les populations civiles. Dans le langage poutinesque où le vocabulaire est inversé, ils tracent des couloirs humanitaires pour les envoyer… directement chez leurs bourreaux. L’agresseur est l’agressé, le voleur est le volé, la guerre est pacifique, la vérité est mensongère. La censure et la terreur sont érigées en sauvegarde de la nation, manipulant internet et les réseaux sociaux jusqu’à l’intoxication élémentaire. Staline n’aurait pas fait mieux.
Exactions, viols, trahisons, répressions, utilisation d'armes interdites, non-respect des principes de guerre, avec ce cocktail Molotov de l’occupation on est reparti pour 75 ans de haine, de vengeances et de représailles. Un poison dont on mettra 100 ans à se défaire, jusqu’à ce que les enfants des enfants aient enfin un peu oublié. La superbe Russie vaut mieux qu’un dictateur. Son peuple devrait lui dire que la grandeur n’est pas une question de taille, et sa femme aurait dû le lui répéter. Demain tu feras quoi de ton titre du plus petit des grands tyrans ? Pour le sang sur les mains tu as l’habitude, mais tu feras quoi de cette terre dévastée 25 fois ? Au bout de ton jusqu’auboutisme, qui te suivra ? Tu n’es pas éternel, mais la haine que tu engendres, si.
Concerné mais pas impliqué (hormis ces quelques lignes), lointain mais pas indifférent (merci à ces associations qui ont acheminé nos dons vers l’Ukraine), les sentiments de honte et de lâcheté se bousculent dans ma tête à propos de la vie. Je suis en paix, dans un pays en paix, mais il n’y aura pas vraiment de paix tant que l’Ukraine sera dévastée. Comment me soucier de ma course de ski de fond quand la liberté et si ouvertement bafouée ?
Avec toutes mes contradictions, je continue d’être. Utiliser la voix pour lutter, parce que si je ne dis rien demain je serai écrasé au sens propre comme au figuré. Apporter un soutien, conserver l’espoir auquel aucune tyrannie n’a jamais résisté.
Mes lattes se sont donc traînées de force dans ce coin de paradis sans autre ambition que de terminer et j’ai été servi.
Parti volontairement bon dernier parce que j’arrive toujours à être à la bourre à cause d’un vêtement mal ajusté ou d’un pipi de la peur mal maitrisé, mon échauffement s’est poursuivi dans les premiers lacets. Régulier comme un vieux coucou suisse, je remontais pied à pied sur les retardataires. Au sommet du col, visiblement moins connu qu’avant, mon prédécesseur m’a demandé si je descendais bien ? Sans m’offusquer j’ai répondu que je ne me débrouillais pas mal tout en prenant la piste plein schuss.
En bas, les pistes du Praz de Lys étaient toujours aussi casse-pattes. En cadence pépère, je surfais d’un groupetto à un autre avant de remonter la pente. C’est alors que de doucereuses crampes ont fait leurs apparitions. En gérant, à la force des bras je me suis hissé au sommet. Toujours sans me plaindre mais le sourire crispé, j’ai continué. Redescendre, s’économiser, faire le dos rond, lutter pour continuer. En mémoire, les images du parcours me tenaient en haleine et me rapprochaient de la sortie sans subir. J’ai croisé le vainqueur et puis ses accesseurs avant de voir le panneau des 5 derniers kilomètres. La ligne d’arrivée a bien fini par se présenter.
Si parfois j’ai réussi à finir dans les 15 premiers à 5 minutes à peine de la tête, la version 2022 est mon plus mauvais résultat jusqu’à présent. 51 ième, entre Ricard et Pernod s’il faut en rire, à 27 minutes des meilleurs, il n’y a pas eu d’exaltation ni de déception.
Ma tête était ailleurs.
*Namasté en langage Piccard !