Chimère aux Glières 9

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Chimère aux Glières 9

Jourdan ne se serait pas embêté avec ces histoires. Charger comme un forcené, concentré sur le plaisir de se défoncer la caisse avec l’air qui ne peut plus rentrer. Souffler fort et vider ses poumons pleins de rancœur. Même avec l’avenir derrière lui, il aurait accepté de souffrir en silence. Vidé et quasiment sans un mot, il a repris son chemin, repassant sur les mêmes traverses que le matin, tout aussi chahuté par la neige détrempée qui engloutissait ses spatules jusqu’aux fixations, débordant sur ses chaussures qu’il faudra faire sécher longtemps. Posant doucement les skis et les bâtons dans le coffre pour ne pas abimer la voiture, le calme est revenu dans sa tête. Les cheveux trempés et la sueur qui brûlait les yeux sont rincés avec le reste d’une bouteille d’eau. Finalement, les habits de rechange étaient restés sur la plage arrière. Bien chauds, ils furent un excellent réconfort malgré l’atmosphère estivale de ce mois de mars. Pour éviter de grignoter il a saisi le volant et s’est mis en route, conduire était un plaisir qui ne lui coutait rien.

Le temps a roulé. De mars à juin sans vouloir retrouver ce fil de pensée. Il a quitté son quartier d’écriture et l’humour l’a abandonné en cours de route. Tout commissaire qu’il était, il n’échappait pas à la paperasse. Des rapports sur l’énergie utilisée, des enquêtes pour les statistiques des grands pontes, des analyses dont il n’aura jamais l’utilité. Il aimerait bien leur dire d’aller se faire voir en se demandant ce qui se passerait quand le gros ordinateur rempli à ras bord de 1 et de 0 tentera de déchiffrer un gros doigt d’honneur à la place des réponses. Suintant du derrière sur cette incohérence, la vilaine bécane avec sa stat à caractère obligatoire ne tarderait pas à envoyer un courrier de rappel lapidaire. Pour l’instant il faisait profil bas et s’écrasait devant la menace. Comme toujours.

La neige s’est évaporée en un rien de temps. Elle a mis les voiles et le vert a pris sa place illico. La page blanche a fait du bien. Afin d’en avoir le cœur net, porté par un instinct naturel et par devoir professionnel cet Alex Hugo bien savoyard prit soin de remonter sur ce plateau. Simple vérification pour faire plaisir avait-il dit. Son bolide étant au garage pour un changement de plaquette, c’est dans un vieux SUV au diesel économe et fatigué qu’il avait voyagé. La route de ce mois de juin avait ouvert la porte d’un genre de pèlerinage.

Dans le blanc, il n’a jamais pris le temps de voir, de regarder, de sentir. Pas de biche à éviter à cette époque mais des touristes égarés le long de la paroi rocheuse ou des voitures immatriculées je ne sais où qui en avançaient pas une. Le parking n’avait pas changé. Forcément, le temps s’était arrêté depuis longtemps dans le coin.

A pied ils avaient traversé, c’était la règle. Du moins c’était la sienne, bien que certains roulaient sur cette route d’une autre époque avec des voitures d’aujourd’hui. Accompagné d’une promesse qu’il voulait honorer, et aussi d’une de ses filles qu’il n’avait pas vu depuis trop longtemps. Il voulait faire plein de chose, rattraper ce qui était perdu. Alors le temps est à l’orage, dans le ciel et dans les têtes. Venir ou pas. Dans une ambiance électrique, finalement, le site a parlé. De son mémorial, du petit chemin à travers les tourbières, des drapeaux que des écoliers ont tracés sur le chemin d’accès, de ces images, de cette résistance massacrée. Il explique que les pistes de ski de fond passent ici et là-bas, dans la forêt, les montées, les descentes, jusqu’au bout, là sur le côté. Enfin il faut imaginer. La pluie guette et se retient, comme sa pensée, il ne sait pas s’il reviendra et s’il faudra encore se confronter.