1/2 Radio Tirana

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1/3 Radio Tirana Aout 1979. Sur un chalet d’alpage, le gros poste de radio trône au milieu du toit que nous sommes en train de refaire. Coincé entre deux planches de lattages, un bout de cordelette tout effiloché fait le tour de la grande poignée qui sert à le transporter et le maintien par un double nœud solidement arrimé sur cette pente à 35°, debout et en équilibre, sentinelle de la musique et des informations.

Il fait briller ses chromes et son revêtement de sky noir fleure bon le chaud, l’huile de tronçonneuse, la sciure et la résine de bois. Comme il traîne sa carcasse pratiquement sur tous nos chantiers, entre la maçonnerie et le débardage en forêt, il en a tiré un parfum particulier que je pourrais reconnaître entre mille essences dans une parfumerie. Sa silhouette aussi est reconnaissable. Le parallélépipède rectangle trapu est sans superflu, une allure de baroudeur mais dans un corps de précision.

L’immense antenne télescopique tendue vers le ciel n’est plus aussi droite qu’aux premiers jours mais elle capte encore toutes les ondes possibles et imaginables, qu’elles soient courtes, moyennes ou longues. Lorsque l’on tourne la molette sur le côté, la barre rouge fait l’ascenseur derrière un plexiglass défraîchit et me fait penser au thermomètre de ma grand mère sauf que celui-ci est gradué par des noms de villes : Luxembourg, Vatican, Hilversum, Copenhagen, Rabat, Monte Carlo, Stuttgart, Paris, Budapest, Prague…

Une plus petite molette est destinée au réglage fin, elle est complétée par un VU-mètre qui indique la puissance de la réception. Les piles sont rangées au dos, dans un immense compartiment capable d’engloutir une douzaine de ces grosses piles bien rondes que j’ai souvent envie de manger tellement elles sont belles. Quelques autres molettes brillantes terminent sa façade. Elles arrangent le son avec le symbole d’une clé de sol, modifient les aigues et les graves ou règlent le volume.

En ce début d’après-midi, torse nus et sur les genoux, la fine équipe continue de se déhancher et ponctue les chansons qui passent sur Europe numéro 1 avec le chant de leurs marteaux qui clouent les ancelles une à une et rang par rang. Enrôlés de pleins grés pour ce job, chacun connaît son boulot. Habitué très tôt à travailler et à grimper sur les toits, mes frères et moi on a observé nos anciens et on sait couvrir de façon traditionnelle avec ces authentiques ancelles du pays. Toujours recouvrir les lignes de séparations pour que l’eau de pluie ne pénètre jamais les épaisseurs de ces planchettes de bois, fendues à l’ancienne dans de l’épicéa sans nœud, de 70 cm de long, de 2 à 4 centimètres d’épaisseur et de largeur variable.

D’un bord à l’autre du toit, 20 cm en retrait de la rangée précédente, une ligne est tracée au Cordex avec une poudre bleue que l’on suit en déposant et en clouant les ancelles sélectionnées. Il faut tourner et retourner ces planches de bois pur jus, pour qu’il n’y ai pas de trou ni de bosse. Un boulot qui n’a rien à voir avec les planches industrielles en Red Cedar, calibrées, toutes plates et tellement faciles à poser. Quand ce sera fini, on ajoutera des lauzes, des ardoises ou une pierre de tuff pour aplatir les ancelles récalcitrantes et bloquer le manteau neigeux en hiver.

2/3 Radio TiranaPour l’instant, sur l’avant toit, mon père fait le plus dur : la bordure. Son oeil aguerri délimite une avancée de toiture et il s’ingénie à faire un toboggan pour laisser glisser les gouttes vers le chéneau sans en perdre une seule afin de rendre hors d’eau ce chalet. Parfois il jette loin dans le champ une ancelle tordue qui ne trouvait pas sa place dans l’harmonie de son pan de toit, parfois il jette aussi un marteau malhabile qui clouait de travers avec des jurons que même le capitaine haddock n’aurait pas renié. Il chantonne aussi. Son répertoire est celui de la variété française qui passe à la radio : Sardou, Stone et Charden, Claude François, Mike Brant, Daniel Guichard, Michel Delpech, C Jérome, Carlos, Dave, Joe Dassin, Dutronc, Brel, mais c’était mieux au début, Barbara, ça n’avance pas et on va changer de radio !Sous le soleil brûlant du mois d’aout, les dos rougis connaissent la chanson et pouffent de rire. Leurs bras continuent de trier et d’extirper du tas en vrac, la bonne ancelle, pour assembler pièce par pièce ce puzzle de 5000 longs tavaillons, de bas en haut. Les nuques quasiment noires ne se retournent même pas quand, après un petit arrêt à la buvette installée au faîtage, il revient vers ce fameux poste Grundig et commence à chercher une nouvelle station. II a été radio au service militaire et il pilote maintenant cette formule un des ondes comme un pro. Après les grandes ondes et sa variété bon marché il déclare en connaisseur « voyons un peu ce qu’il y a sur les courtes ». On n’est plus au poste à galène, mais les "petites" demandent du doigté, de la sensibilité, elles se ménagent, s’apprivoisent et surgissent d’un grésillement que lui seul peut reconnaître. On saute d’une langue improbable à l’autre pour se figer sur de la musique arabe qui lui plaît bien. Par goût ou par provocation, le chef radio a parlé et, content de lui, il retourne à son labeur.Comme à l’accoutumée, nos oreilles vont s’habituer à ce nouvel univers musical, s’ouvrir aux rudiments de ces sons que nul autre ado n’est susceptible d’écouter en ce moment. Quelquefois on prend notre mal en patience, quelquefois c’est même plaisant, mais il ne faut pas heurter la susceptibilité du chef du protocole et de toute façon, un peu avant 16 heures le temps va s’arrêter.On surveille sa belle montre à son poignet et quand on approche de cet horaire fatidique, on lui demande quelle heure il est ? (On parle comme ça quand on est un gamin). Sans donner de réponse et en se léchant les lèvres, il s’approche du poste pour chercher une émission très particulière, qu’il avait un jour découvert je ne sais pas comment au cours de ses pérégrinations radios, il était tombé sur cette sorte de Graal du parfait espion des ondes. L’oreille calée contre le transistor, il scrutait les fréquences, Mégahertz par Mégahertz, dans un fourbi inimaginable de pub, de son, de frétillements, de musiques, de paroles, il parcourt le monde à l’affût de cette longueur d’onde qui débute par une musique caractéristique, l’hymne de l’Internationale, le chant révolutionnaire communiste.

à suivre..